(photo : J. GASTON-RAOUL )
Hier soir pendant une heure j'ai coupé des oignons.
Hier soir pendant une heure j'ai coupé
des oignons en pleurant
hier soir pendant une heure j'ai coupé
des oignons en pleurant dans un micro.
Derrière moi quelqu'un écrivait avec
des nouilles en alphabet
derrière moi deux femmes noires
tamisaient de la farine blanche sur leurs pieds nus
derrière moi quelqu'un se faisait
raser des pieds à la tête
derrière moi deux amoureuses buvaient
du champagne
derrière moi des gens touchaient des
fruits et lisaient des extraits de livres dans un micro
moi j'étais dans un coin
moi j'étais de dos
les gens faisaient le tour de moi
pour me regarder couper les oignons
tout ça c'était à cause de Charlie
Chine qui travaille sur le geste répétitif
et de l'incroyable compagnie Dans
Le Ventre qui fêtait ses dix ans
On était une trentaine de performers
de la famille à être invités
je venais chanter la chanson que je
leur ai écrite pour un spectacle
et j'en ai profité pour couper des
oignons.
Une heure
une heure à
couper des oignons de dos
à jeter les épluchures par terre et
les oignons coupés dans un bac
avec la boîte de mouchoirs devant moi.
A la fin de l'heure
j'ai posé mon couteau
et j'ai chanté dans le micro
Suzanne takes you down
to her place near the river
chanté Suzanne en reniflant
la rivière et les héros pris dans les
algues
la sagesse infinie de Suzanne qu'on
croit à demi folle
qui vous prend par la main et vous
nourrit d'oranges et de thé
qu'elle a fait venir de Chine
tous ces gens qui marchent sur l'eau
qui se brisent et s'ouvrent
nous la veille on avait appris la mort
de Leonard Cohen
c'est ça qui nous avait brisés et
ouverts
avant de tout installer Raphael a
proposé de mettre ses chansons
il a mis le Partisan
There were three of us this morning
I'm the only one this evening
but I must go on
je me suis allongée par terre et j'ai
pleuré
je voyais Raphael et Elisa dans les
bras l'un de l'autre
la petite Rosa qui continuait de jouer
et de rire
et Rebecca qui ne connaissait pas
vraiment Leonard Cohen mais qui
m'a dit un oui grand ouvert, pour
chanter sa chanson au milieu des performances
Deux
jours avant il y avait eu ce tremblement au réveil
ah
la peur la peur qui prenait toute la place
je
pensais à tous ceux, femmes, peaux, fantômes et corps bien vivants
corps
et vie échappant aux couvercles et au nettoyage javel
corps
et regards qui font seuls que la vie est une vie et le souffle un
souffle
et
sur lesquels on avait marché pour arriver là
je
pensais à tout ce qu'il fallait de désespoir révélé pour en
arriver là,
et
je pensais au roi vomissant sur son trône
et
je regardais mon minuscule courage battu par la peur
je
me demandais si tout ce qui devrait hurler se tairait maintenant
si
tout ce qui devrait briller s'éteindrait
et
je parlais à mon courage pour lui demander de tenir et de grandir
parce
que c'était la seule chose à faire
moi
ce jour là je me levais pour aller jouer un spectacle sur la
différence
un
spectacle que j'avais écrit il y a cinq ans
qui
était venu sans que je demande rien
que
je n'avais pas joué parce que je croyais qu'on n'avait pas le droit
de dire ces choses là
que
peut-être même on n'avait pas le droit d' être ces choses là
d'habitude
quand on en parlait c'était avec horreur
mais
moi ces horreurs eh bien c'était mon nom
ah
oui il avait fallu du temps et des drôles de couteaux pour démêler
ça
et
voilà que cette peur avait pris une couronne
j'ai
pensé à tous ces gens qu'on disait fragiles
et
qui voyaient cette espèce d'hydre
qui
sortait de l'eau l'une de ses têtes bien peignées
toutes
les autres tournoyant autour
ou
attendant, horriblement calmes sous la surface
Cette semaine j'ai tremblé beaucoup
oui
je me suis déguisée en marin et j'ai
joué ce spectacle
j'ai pesé mes noms dans mes mains pour
choisir lequel était le mien
j'ai dansé et j'ai embrassé des gens
et j'ai lu des poèmes tordus et merveilleux
et j'ai laissé la musique me prendre
bref j'ai été vivante
tellement vivante que je pouvais couper
des oignons
et pleurer dans un micro
j'avais mis du mascara autant que je
pouvais mais ça ne coulait pas assez
tant pis
quand j'ai posé mon couteau
parce
que ça faisait une heure
quand
j'ai eu fini de chanter
les
mots de Leonard a capella et mes reniflements dans le micro
quand j'ai relevé la tête
j'ai découvert ce qui s'était passé
derrière moi pendant une heure
et j'ai vu cette fille pleine de farine
qui parlait d'être noire et qui
répondait aux discours enregistrés
de nos couronnes à nous
horribles discours sur le pays de race
blanche
qui répondait depuis la place qu'on
lui donnait
la place de l'Amie Noire
elle parlait debout dans la farine
elle parlait avant de s'éloigner à
petits pas blancs
on m'avait amené ma guitare
alors après qu'elle soit partie j'ai
chanté cette chanson
qui parlait d'être libre et de mordre
dans la nuit
et de devenir fou à cause de l'absence
et du désir
ensuite on a pu respirer un peu
les gens buvaient du lait de femme
et écrivaient tout ce qu'ils voyaient
il y avait des abats passés à la cire
il y avait un homme nu recouvert de
légumes qui servait de plateau
et une femme aux longs cheveux
recouverte de viande
Il y avait des chansons qui étaient
comme retournées de l'intérieur
comme tout le fun et la rage et la
violence et la douceur retenue
comme tout ça mis au jour
dans les Loges Rebecca se préparait
pour un rendez-vous au milieu de la salle
une heure en culotte pour un diner aux
Chandelles
une heure à se fixer dans les yeux
avec l'Homme en costume
un long spaghetti d'une bouche à
l'autre
un long spaghetti et les regards qui ne
se quittaient pas
une heure
pendant ce temps on m'attachait un
harnais de casseroles
longue traine lourde, ruisselante de
métal et de bruits
longue chose pénible magnifique et
encombrante
longs bruits qui se prenaient partout
une promenade d'une heure
à ne pas me retourner
j'avais enlevé ma chemise en soie
et je m'étais habillée de noir, une
ombre
qui avançait pleine de honte et de
peurs
qui se prenait dans tous les détours
qui ne pouvait pas aller où elle
voulait
ah cette frustration et le rouge qui
montait
lentement pourtant le calme est venu
j'ai découvert la place qu'on me
donnait à présent
une place intouchable
les gens s'écartaient et poussaient
leurs affaires
je pouvais me rapprocher autant que je
voulais
je ne touchais jamais personne
je m'habituais à ce drôle de bruit
derrière moi
le bruit des casseroles qui raclaient
le sol
autour une fille lançait des tomates
sur un mur
BOUH elle criait BOUH comme si le mur
était un spectacle
elle pouvait y mettre toute sa force
ça ne laissait pas de traces
quelque part des filles étaient
collées comme des sardines
tous leurs corps dans un même élan
un geste devenait dix gestes
et un mot dix voix
elles tendaient leurs bras vers moi
je ne pouvais pas les toucher
pendant ce temps les amoureux toujours
se regardaient
les bougies brûlaient
les gens se servaient sur les corps
et mettaient la nourriture dans leur
bouche
une fille triait le blanc du rose des
lardons
et le jus de betterave s'égouttait au
dessus des abats.
moi je m'avançais
avec mes casseroles
j'avais envie d'explorer plus loin
j'ai commencé à passer là où
c'était déconseillé
avancer avec mes casseroles par dessus
les fils électriques
grimper sur les matelas où les enfants
dormaient
enjamber les gens pardessus les sièges
j'étais intouchable
les gens s'enfuyaient ou ne bougeaient
pas
j'étais une ombre
une ombre bruyante et triste et lente
et effrayante
j'ai commencé à marcher à quatre
pattes
j'ai commencé à grimper aux
échafaudages
les casseroles pendant derrière mon
dos et me retenant au sol
je voulais m'envoler mais je ne pouvais
pas aller plus loin
c'était comme le pire et le meilleur
du silence
au bout d'un moment l'heure est passée
j'ai ramené mes casseroles dans la
lumière
j'ai enlevé mon harnais et je me suis
allongée au sol
Rebecca et l'homme en costume se
remplissaient la bouche de spaghettis en se parlant d'amour
en se chantant Love me Tender la
bouche pleine
gavés l'un de l'autre et l'un par
l'autre
les pâtes recrachées remangées et
tombées partout
moi je n'en revenais pas de ce rythme
des casseroles
d'avoir été cette ombre
une heure et je n'oublierai plus jamais
je ne pensais pas encore à ceux qui
sont devenus des ombres depuis bien plus longtemps
quand le spectacle s'est fini on a
allumé des bougies
je ne voulais plus partir de la salle
je voulais rester collée aux autres et
parler de cette vérité là qui venait de se passer
et qui était inracontable
on était tous comme sortis d'une brume
collante
quelque chose qui nous lâcherait plus
j'ai fini par rentrer quand même
le jour d'après c'était le 13
Novembre
mon corps commençait à faire des
hoquets à cause des tristesses et de la fatigue
j'avais l'impression qu'il me manquait
un organe
comme une chose qu'on a pour respirer
ou pour digérer
oui je voudrais une chose pour respirer
et digérer le monde
je voudrais un organe pour mastiquer et
réduire en bouillie les peurs
je voudrais un organe qui sert à
réparer
un organe qui donne la lumière
un organe comme un grand poumon-comme
un estomac-comme un rein
comme un foie de monde
voilà je voudrais le foie du monde qui
se découvre
digère tout ce qu'il y a digérer et
nous le rende au moins convalescent
un monde où les animaux ne
disparaissent pas
un monde où les gens ne sautent pas
par les fenêtres
un monde ou personne n'entend
constamment qu'il n'existe pas
comme un mantra collant à l'envers
un monde où personne ne doit dormir
dehors avec des regards comme couverture
ou aucune route ne fait oublier les
gestes appris depuis longtemps
oui je voudrais que le monde entre en
cure de desintoxication
une semaine un millénaire
sans manger rien d'autre que des
épinards
si j'étais docteur voila mon
ordonnance oui
un milliard d'années d'épinards
et c'est fini les conneries
tous au lit avec un grog
comme je n'étais pas docteur
j'ai marché dans Paris
je suis allée voir un concert dans une
maison
j'ai serré des gens dans mes bras
j'ai parlé du métier de musicien qui
est un métier d'archéologue
avec un monsieur qui a un nom de Flamme
parlé du château qu'il fallait
découvrir sous la terre
bu du champagne et du sirop d'orgeat
je me suis enfuie trop tôt
j'ai regardé Paris
j'ai écouté
si on entendait encore les coups de feu
de l'année dernière
bien-sûr que oui
encore une nuit et la lune allait se
lever
je ne savais pas ce qui allait arriver
ensuite
je voulais trouver une prière
ou un puit comme une bouche qui ne crie
pas
je voulais trouver une zone de
réparation
je voulais trouver un bâton de
sourcier
je voulais savoir où étaient toutes
les sources
la source des sources
et me plonger dedans
mais j'étais si fatiguée que je
pensais
aujourd'hui si je trouvais une source
peut-être que je la garderais secrète
pour lui donner à sa venue dans le
monde
au moins quelques jours sans bruit
pour lui donner un cadeau
le premier cadeau
quelques nuits
ou même quelques heures
ou même quelques secondes
de silence
(soirée anniversaire Dans le Ventre + Charlie Chine / Le Générateur / 12 Novembre 2016)
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