18 avr. 2018

LA FÊTE A BARBARA



Il est huit heures du matin
on a passé la nuit à conduire
j'ai jamais trouvé les autoroutes aussi belles
pink floyd dans l'autoradio
le vide et les lumières partout
l'impression tenace d'être dans un monde de science fiction, toutes seules, au milieu de la nuit
Sarah au volant. On se racontait nos vies
elle conduisait. Le soleil se levait. On avait tellement d'heures de route à faire, on s'en foutait
on s'arrêtait sur les aires d'autoroute. On s'endormait et on se reveillait en même temps. On prenait des soupes à la tomate, puis des pains au chocolat.

C'était comme une aventure, cette nuit blanche ensemble sur les autoroutes vides,
à se parler d'amour, des vaches dans le brouillard, de tout.

Hier soir, enfin, il y a quelques heures, avant de partir,
C'était la Fête à Barbara.

La Fête pour Barbara Weldens, qui est morte il y a quelques mois maintenant,
et que je ne connaissais pas. Il y avait avec nous des gens qui la connaissaient si intimement,
mêler leur musique ensemble, leurs vies, les projets, les fous rires, les coulisses,
et le reste, que je ne sais pas.

Hier soir, donc, au Printival, c'était la Fête à Barbara.
Je ne vais pas bien savoir comment raconter ça.
Maya a dit : c'est comme rencontrer quelqu'un par la place qu'il a laissé dans le monde.

Et c'était ça.

L'amour qui circulait là, dans les coulisses, dans la préparation,
l'attention et la fantaisie,
ce qui tenait les gens ensemble,
ce qui les faisait faire des numéros de clown virtuoses,
des claquettes maladroites,
ce qui faisait glisser la voix de chant lyrique et incantations rauques, en petits murmures,
sur des mots qui n'étaient pas les notres.
Ce qui tissait un tapis de musique, de mots, de verres de vins versés en équilibres, ce clown et ces musiciens mélangés, comme si on voulait faire une fête à quelqu'un qui n'était pas là. Pas vraiment, autrement, je ne sais pas, je ne sais pas comment dire ça.
ce qui voulait donner quelque chose, à tous ceux qui étaient dans le public,
ce théâtre rempli, dégoulinant de gens, le superbe petit théâtre de Pezenas, avec ses fauteuils rouges, sa scène ronde en bois, ses balcons.
Combien la connaissaient de près là dedans. Combien l'aimaient; combien aimaient ses chansons et la connaissaient aussi alors.

C'est comme rencontrer quelqu'un par la place qu'il a laissé dans le monde.
Maya me disait ça pleine de peinture, de mes yeux ça a été ça la fête à Barbara, les mains peintes en bleu de Maya, ses pieds peints en blanc, ses yeux brillants, et ce qu'elle avait dit sur Barbara. c'etait vrai : c'était ce qu'elle avait laissé dans le monde, qui faisait tenir tous ces gens ensemble, tous ces gens mis ensemble par elle, par l'absence d'elle, par le manque d'elle et par ce qu'elle avait donné, qui suffisait même en son absence, à nous faire nous réunir, nous sourire fébrilement, éclater de rire en coulisses en regardant le numéro de clown-trompettiste faire le striptease involontaire le plus drôle de l'histoire des striptease involontaires, attraper une jambe en plastique et hurler dedans, s'applaudir et s'encourager, se tenir là dans les coulisses pour tout voir, en toussant à cause de la machine à fumée, se prendre dans les bras avant de commencer, et puis faire nos numéros, chansons à elle, le plus souvent, brodés d'autres choses, comme des fils de couleurs qu'on aurait jetés là aussi, pour que ce soit plus juste, pour que ça lui ressemble. En quelque sorte, pour que ça lui plaise.

Comme faire une fête à quelqu'un qui n'était pas là. Comme la rencontrer par la place qu'elle avait laissé dans le monde.

Ecouter les gens parler d'elle. Parler avec les mêmes mots, la générosité, la fantaisie, le débordement, la grâce, l'envie, la rage, la facilité.
Pleurer franchement ou s'éclaircir la voix avec pudeur.
"C'est une drôle de chose, quand même." "On peut pas s'habituer."" Il y a des deuils, on ne peut pas s'en remettre. "
J'écoutais tout ça. Qu'est ce qu'on pouvait dire. Etre à côté de ça.

Je voudrais tout raconter. Toutes les chansons , ses mots dits par d'autres bouches, toute la préparation, pas comme préparer un autre concert, à la fois ça oui, mais aussi autre chose. Faire quelque chose pour elle, pour l'amour d'elle , dans les gens, les gens qui seraient venus voir peut-être.
Et puis faire quelque chose par ce qu'on avait appris d'elle, guidés par ce qu'elle avait laissé, donné, comment dire ça, inspiré par elle, comme oui, par ce qu'on avait appris d'elle, et partir sur ce chemin là nous-même, la fantaisie alors, et les mots forts, allons-y, allons-y, on ne sait pas faire du cirque nous, mais on peut donner l'impression, on va mélanger tout ce qu'on sait faire.

Ce qui s'est passé sur scène, ça a été filmé, on pourra revoir je crois les images.

J'ai tout vu moi des coulisses en toussotant par dessus la machine à fumée, à l'envers, de dos, à moitié, les musiciens et les performeurs cachés par le rideaux, qui surgissaient et disparaissaient.

A mon tour, je suis venue sur scène, plus tremblante que jamais, à cause du nouvel instrument et à cause de la situation. Maya me peignait le corps doucement, j'avais mis la plus belle combinaison jaune d'or, elle peignait mes pieds, mes jambes, mes fesses, mon cou, doucement, avec les mains, et moi je chantais, je ne veux pas de ton amour, je t'aime aussi, je ne veux pas de ton amour, je ne veux pas que tu me vois sans m'admirer, je ne veux pas par habitude t'effleurer sans te désirer.
Je regardais Maya, ma combinaison devenait blanche et bleue, ma peau aussi, mes mains sur la harpe tremblaient tellement. je ne veux pas de ton amour, tu n'es la femme de personne, je te veux libre pour toujours, je ne veux pas, je ne veux pas de ton amour.

Plus tard je suis revenue, la combinaison toute peinte, chanter terre d'oubli au bord de la scène. On était ensemble tout le temps hier même quand ça se voyait pas. Tout le monde chantait doucement, c'etait la fin du concert, on avait dit tous les mots mais pas l'absence, et cette chanson là vient dire doucement l'absence, qui est une chose vraie, ça dit la douleur, alors parfois, ça la réveille et ça la calme en même temps, calmer c'est pas le mot, mais dire les choses, dire qu'elles existent, ça met la douleur à un endroit juste, même terrible, ça devient la douleur qui est là, par une autre, celle de pas pouvoir la dire. Je sais pas si ça se comprend, ce que je raconte, je sais pas si c'est vrai pour cette fois là.
On a tous chanté encore ensuite, les ogres avaient pris Je Chante, la chanson de l'aurore, la chanson de dire je suis là maintenant et voilà ma place, moi je ne chantais plus parce qu'après Terre d'Oubli je ne peux rien dire, je regardais tout le monde.

On a salué maladroitement, on ne savait comme pas vraiment faire; c'est parce qu'on était pas venus parader, pas venus se faire applaudir. On était venus faire une fête à quelqu'un qui n'était pas là, on était venus faire une fête parce que quelqu'un avait vécu si fortement que l'empreinte laissée avait réuni tous ces gens, dans ce théâtre, pour faire une chose de musique et de couleurs, de clowneries poétiques et à pleurer de rire, une chose d'amour et d'absence.

C'était la fête à Barbara, et voir ça, l'empreinte d'elle dans le monde, c'était comme la connaitre, comme pouvoir toucher avec les mains les contours d'elle, où elle avait été.

2 commentaires:

Alfred a dit…


On pleure le vide, le choc nous heurte fort; l'absence assombrit ce que le souvenir éclaire, la route avance sous nos pas, et le jour se lève à nouveau, à chaque tour de terre.

Cette impression de brèche dans le temps, pour aller fêter la triste joie d'une artiste partie, vos mots le racontent fort et clair.

Sarah utilise la scène pour se transformer en louve (1), avec des invocations lunaires qui évoquent, par les bulles, un autre troubadour parti lui aussi il y a peu, ne nous laissant que la folie qui l'accompagnait.
Quand c'est vous qui invoquez la louve, le voyage est shamanique et passe par la terre(2).

Mais Barbara était circadienne; sa magie existe, en vrai, même si elle tentait de la partager, peut-être pour la démystifier. "Les esprits des planches en témoignent" "le vieux m'avait pourtant dit que par temps d'orage, la magie croise le fer avec trop de mystère, et qu'il ne faut pas en faire usage"
Dire la magie pour croire s'en défaire? Ou pour nous juste prévenir de la fin avenir..?
"sous le feu du tonnerre, j'ai pourtant fait le show, et ce fut le spectacle de trop" (3)

Et dans le crépuscule, à ce moment précis où le jour laisse place à la nuit...

La terre a fait un tour; vous avez chanté cette chanson qui vous rapproche, parmi ses proches, vous avez perpétué son esprit dans la fête triste-joie.

Vous avez marché dans ses pas; lorsque je vous ai vue le mois dernier, vos pieds nus foulaient une scène où elle avait été attendue, ses pieds nus aussi. Le lien par la terre, un autre tour; terre sans oubli.


C'est juste de l'autre coté du miroir qu'elle est partie.
Ce n'est pas faute de nous avoir prévenus; pourtant le vide est là; Barbara chante au pays des merveilles (4).
Merci, monsieur Lewis, monsieur Caroll. Merci Camille.


(1)https://www.youtube.com/watch?v=jdhQEfQfTNM
(2)https://www.youtube.com/watch?v=T6D5DnoOn4Y
(3)https://www.youtube.com/watch?v=OM5QIEN-qGY
(4)https://www.youtube.com/watch?v=CoypCebAaco

Dora Mars a dit…

Magnifique, Camille, merci.
Tes mots sont justes.
J'aurais aimé être là avec vous.
J'ai croisé Barbara furtivement,entre les coulisses, deux fois, quelques mois seulement avant sa disparition.
Sur scène elle m'avait saisie et fait, comme disait l'autre Barbara, "pleurer et les yeux et le coeur"...
J'aurais aimé la connaître davantage.