2 déc. 2016

Les Oignons



(photo : J. GASTON-RAOUL ) 

Hier soir pendant une heure j'ai coupé des oignons.
Hier soir pendant une heure j'ai coupé des oignons en pleurant
hier soir pendant une heure j'ai coupé des oignons en pleurant dans un micro.

Derrière moi quelqu'un écrivait avec des nouilles en alphabet
derrière moi deux femmes noires tamisaient de la farine blanche sur leurs pieds nus
derrière moi quelqu'un se faisait raser des pieds à la tête
derrière moi deux amoureuses buvaient du champagne
derrière moi des gens touchaient des fruits et lisaient des extraits de livres dans un micro

moi j'étais dans un coin
moi j'étais de dos
les gens faisaient le tour de moi
pour me regarder couper les oignons

tout ça c'était à cause de Charlie Chine qui travaille sur le geste répétitif
et de l'incroyable compagnie Dans Le Ventre qui fêtait ses dix ans
On était une trentaine de performers de la famille à être invités
je venais chanter la chanson que je leur ai écrite pour un spectacle
et j'en ai profité pour couper des oignons.

Une heure

une heure à
couper des oignons de dos
à jeter les épluchures par terre et les oignons coupés dans un bac
avec la boîte de mouchoirs devant moi.

A la fin de l'heure
j'ai posé mon couteau
et j'ai chanté dans le micro
Suzanne takes you down
to her place near the river
chanté Suzanne en reniflant
la rivière et les héros pris dans les algues
la sagesse infinie de Suzanne qu'on croit à demi folle
qui vous prend par la main et vous nourrit d'oranges et de thé
qu'elle a fait venir de Chine
tous ces gens qui marchent sur l'eau
qui se brisent et s'ouvrent
nous la veille on avait appris la mort de Leonard Cohen
c'est ça qui nous avait brisés et ouverts

avant de tout installer Raphael a proposé de mettre ses chansons
il a mis le Partisan
There were three of us this morning
I'm the only one this evening
but I must go on
je me suis allongée par terre et j'ai pleuré
je voyais Raphael et Elisa dans les bras l'un de l'autre
la petite Rosa qui continuait de jouer et de rire
et Rebecca qui ne connaissait pas vraiment Leonard Cohen mais qui
m'a dit un oui grand ouvert, pour chanter sa chanson au milieu des performances


Deux jours avant il y avait eu ce tremblement au réveil
ah la peur la peur qui prenait toute la place
je pensais à tous ceux, femmes, peaux, fantômes et corps bien vivants
corps et vie échappant aux couvercles et au nettoyage javel
corps et regards qui font seuls que la vie est une vie et le souffle un souffle
et sur lesquels on avait marché pour arriver là
je pensais à tout ce qu'il fallait de désespoir révélé pour en arriver là,
et je pensais au roi vomissant sur son trône
et je regardais mon minuscule courage battu par la peur
je me demandais si tout ce qui devrait hurler se tairait maintenant
si tout ce qui devrait briller s'éteindrait
et je parlais à mon courage pour lui demander de tenir et de grandir
parce que c'était la seule chose à faire

moi ce jour là je me levais pour aller jouer un spectacle sur la différence
un spectacle que j'avais écrit il y a cinq ans
qui était venu sans que je demande rien
que je n'avais pas joué parce que je croyais qu'on n'avait pas le droit de dire ces choses là
que peut-être même on n'avait pas le droit d' être ces choses là
d'habitude quand on en parlait c'était avec horreur
mais moi ces horreurs eh bien c'était mon nom
ah oui il avait fallu du temps et des drôles de couteaux pour démêler ça
et voilà que cette peur avait pris une couronne
j'ai pensé à tous ces gens qu'on disait fragiles
et qui voyaient cette espèce d'hydre
qui sortait de l'eau l'une de ses têtes bien peignées
toutes les autres tournoyant autour
ou attendant, horriblement calmes sous la surface


Cette semaine j'ai tremblé beaucoup oui
je me suis déguisée en marin et j'ai joué ce spectacle
j'ai pesé mes noms dans mes mains pour choisir lequel était le mien
j'ai dansé et j'ai embrassé des gens et j'ai lu des poèmes tordus et merveilleux
et j'ai laissé la musique me prendre
bref j'ai été vivante

tellement vivante que je pouvais couper des oignons
et pleurer dans un micro
j'avais mis du mascara autant que je pouvais mais ça ne coulait pas assez
tant pis
quand j'ai posé mon couteau
parce que ça faisait une heure
quand j'ai eu fini de chanter
les mots de Leonard a capella et mes reniflements dans le micro
quand j'ai relevé la tête
j'ai découvert ce qui s'était passé derrière moi pendant une heure
et j'ai vu cette fille pleine de farine
qui parlait d'être noire et qui répondait aux discours enregistrés
de nos couronnes à nous
horribles discours sur le pays de race blanche
qui répondait depuis la place qu'on lui donnait
la place de l'Amie Noire
elle parlait debout dans la farine
elle parlait avant de s'éloigner à petits pas blancs

on m'avait amené ma guitare
alors après qu'elle soit partie j'ai chanté cette chanson
qui parlait d'être libre et de mordre dans la nuit
et de devenir fou à cause de l'absence et du désir

ensuite on a pu respirer un peu
les gens buvaient du lait de femme
et écrivaient tout ce qu'ils voyaient
il y avait des abats passés à la cire
il y avait un homme nu recouvert de légumes qui servait de plateau
et une femme aux longs cheveux recouverte de viande

Il y avait des chansons qui étaient comme retournées de l'intérieur
comme tout le fun et la rage et la violence et la douceur retenue
comme tout ça mis au jour

dans les Loges Rebecca se préparait pour un rendez-vous au milieu de la salle
une heure en culotte pour un diner aux Chandelles
une heure à se fixer dans les yeux avec l'Homme en costume
un long spaghetti d'une bouche à l'autre
un long spaghetti et les regards qui ne se quittaient pas
une heure

pendant ce temps on m'attachait un harnais de casseroles
longue traine lourde, ruisselante de métal et de bruits
longue chose pénible magnifique et encombrante
longs bruits qui se prenaient partout
une promenade d'une heure
à ne pas me retourner

j'avais enlevé ma chemise en soie
et je m'étais habillée de noir, une ombre
qui avançait pleine de honte et de peurs
qui se prenait dans tous les détours
qui ne pouvait pas aller où elle voulait
ah cette frustration et le rouge qui montait
lentement pourtant le calme est venu
j'ai découvert la place qu'on me donnait à présent
une place intouchable
les gens s'écartaient et poussaient leurs affaires
je pouvais me rapprocher autant que je voulais
je ne touchais jamais personne

je m'habituais à ce drôle de bruit derrière moi
le bruit des casseroles qui raclaient le sol
autour une fille lançait des tomates sur un mur
BOUH elle criait BOUH comme si le mur était un spectacle
elle pouvait y mettre toute sa force
ça ne laissait pas de traces

quelque part des filles étaient collées comme des sardines
tous leurs corps dans un même élan
un geste devenait dix gestes
et un mot dix voix
elles tendaient leurs bras vers moi
je ne pouvais pas les toucher

pendant ce temps les amoureux toujours
se regardaient
les bougies brûlaient
les gens se servaient sur les corps
et mettaient la nourriture dans leur bouche
une fille triait le blanc du rose des lardons
et le jus de betterave s'égouttait au dessus des abats.

moi je m'avançais avec mes casseroles
j'avais envie d'explorer plus loin
j'ai commencé à passer là où c'était déconseillé
avancer avec mes casseroles par dessus les fils électriques
grimper sur les matelas où les enfants dormaient
enjamber les gens pardessus les sièges
j'étais intouchable
les gens s'enfuyaient ou ne bougeaient pas
j'étais une ombre
une ombre bruyante et triste et lente et effrayante
j'ai commencé à marcher à quatre pattes
j'ai commencé à grimper aux échafaudages
les casseroles pendant derrière mon dos et me retenant au sol
je voulais m'envoler mais je ne pouvais pas aller plus loin
c'était comme le pire et le meilleur du silence

au bout d'un moment l'heure est passée
j'ai ramené mes casseroles dans la lumière
j'ai enlevé mon harnais et je me suis allongée au sol
Rebecca et l'homme en costume se remplissaient la bouche de spaghettis en se parlant d'amour
en se chantant Love me Tender la bouche pleine
gavés l'un de l'autre et l'un par l'autre
les pâtes recrachées remangées et tombées partout

moi je n'en revenais pas de ce rythme des casseroles
d'avoir été cette ombre
une heure et je n'oublierai plus jamais
je ne pensais pas encore à ceux qui sont devenus des ombres depuis bien plus longtemps

quand le spectacle s'est fini on a allumé des bougies
je ne voulais plus partir de la salle
je voulais rester collée aux autres et parler de cette vérité là qui venait de se passer
et qui était inracontable
on était tous comme sortis d'une brume collante
quelque chose qui nous lâcherait plus

j'ai fini par rentrer quand même

le jour d'après c'était le 13 Novembre
mon corps commençait à faire des hoquets à cause des tristesses et de la fatigue
j'avais l'impression qu'il me manquait un organe
comme une chose qu'on a pour respirer ou pour digérer

oui je voudrais une chose pour respirer et digérer le monde
je voudrais un organe pour mastiquer et réduire en bouillie les peurs
je voudrais un organe qui sert à réparer
un organe qui donne la lumière
un organe comme un grand poumon-comme un estomac-comme un rein
comme un foie de monde
voilà je voudrais le foie du monde qui se découvre
digère tout ce qu'il y a digérer et nous le rende au moins convalescent
un monde où les animaux ne disparaissent pas
un monde où les gens ne sautent pas par les fenêtres
un monde ou personne n'entend constamment qu'il n'existe pas
comme un mantra collant à l'envers
un monde où personne ne doit dormir dehors avec des regards comme couverture
ou aucune route ne fait oublier les gestes appris depuis longtemps

oui je voudrais que le monde entre en cure de desintoxication
une semaine un millénaire
sans manger rien d'autre que des épinards

si j'étais docteur voila mon ordonnance oui
un milliard d'années d'épinards
et c'est fini les conneries
tous au lit avec un grog

comme je n'étais pas docteur
j'ai marché dans Paris
je suis allée voir un concert dans une maison
j'ai serré des gens dans mes bras
j'ai parlé du métier de musicien qui est un métier d'archéologue
avec un monsieur qui a un nom de Flamme
parlé du château qu'il fallait découvrir sous la terre
bu du champagne et du sirop d'orgeat
je me suis enfuie trop tôt
j'ai regardé Paris
j'ai écouté
si on entendait encore les coups de feu de l'année dernière
bien-sûr que oui

encore une nuit et la lune allait se lever
je ne savais pas ce qui allait arriver ensuite
je voulais trouver une prière
ou un puit comme une bouche qui ne crie pas
je voulais trouver une zone de réparation
je voulais trouver un bâton de sourcier
je voulais savoir où étaient toutes les sources
la source des sources
et me plonger dedans

mais j'étais si fatiguée que je pensais

aujourd'hui si je trouvais une source
peut-être que je la garderais secrète

pour lui donner à sa venue dans le monde
au moins quelques jours sans bruit

pour lui donner un cadeau
le premier cadeau
quelques nuits
ou même quelques heures
ou même quelques secondes

de silence


(soirée anniversaire Dans le Ventre + Charlie Chine  / Le Générateur / 12 Novembre 2016)

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