30 nov. 2016

Chers Lyon, Yverdon et Biel ...


        Merci de m'avoir fait passer trois jours à faire des concerts souterrains, dans vos cocons de vieilles pierres hantées, merci À Thou Bout d'Chant pour les papillotes au chocolat prophétiques, les discussions sur les puzzles à deux pièces, le bleu des choses inutiles, pour les lumières et les écoutes attentives, les yeux brillants dans le noir, les marches du palais chantées lentement lentement à quatre mains, pour se remettre de l'oubli, et l'invitation à ressusciter des chanteuses pop avec tellement de freestyle en yaourt que j'ai gardé mon bonnet ouais ouais t'as vu; merci Martin Luminet pour ces chansons d'amour éclatantes de timidité, petits refrains pop qui se prennent les pieds dans leurs propres tapis volants. 

 (crédit photo : Yann Gibert)

     Merci L'Echandole Théâtre pour ton château qui donnait envie de jouer avec chaque pièce, la cour qui résonnait, le canapé qui crânait dans l'arrière scène, les pianos et les orgues planquées dans les alcôves. C'est évidemment là que je me suis blottie pour réfléchir à la manière dont j'allais finir mon concert, en ce moment il bouge tellement ce concert, il donne des coups de pieds dans la peau de mon ventre, il ne se tient pas tranquille. Alors je le laissais faire, je l'écoutais jusqu'au dernier moment, je lui disais : qu'est ce que tu veux aujourd'hui, qu'est ce qu'on va bien fabriquer ensemble dans ce drôle de château? Depuis des jours je détricotais nerveusement deux chansons de Léonard Cohen, deux chansons qui me hantaient sans trouver exactement leur voix. Je voulais parler de sa mort et je voulais chanter ses chansons, je ne trouvais pas encore exactement comment creuser mais je refusais d'abandonner, je sentais le filon réclamer d'être trouvé sous la roche, et je donnais des petits coups de pioche, trouvant quelques éclats, comme des indices.
Alors ça a du être ça, sans doute, les éclats dans la roche, les détours et les passages secrets du vieux château qui me donnaient envie d'emmener le public partout, et puis les envolées d' Emilie Zoé qui ouvrait le concert, je dis ouvrir parce que j' ai jamais vu une pleine lune s'inviter aussi facilement sous la terre, elle chantait et la musique cognait et c'était bien le vertige d'une nuit sur les toits, dans la ville, qui nous prenait. 

 (crédit photo : Julien Mudry )
 
        Oui, ça a du être tout ça ensemble, la fièvre et la toux que je me coltinais, les détours du vieux château, et ce besoin de chanter les mots du poète qui venait de mourir, j'ai regardé les fauteuils rouges qui allaient se remplir de gens vivants d'une minute à l'autre, j'ai regardé la scène où je faisais mes petites danses avec toutes ces rivières de mots à venir, depuis ma petite bouche de chat fatigué, fiévreux, malade, qui devait inventer d'autres chemins, et alors j'ai pensé à cette terrifiante semaine dernière, la couronne que porterait la peur, les angoisses revenues comme des rôdeurs malveillants, et à la mort de Leonard, et alors, oui, c'est sans doute comme ça que c'est venu, cette drôle d'idée, cette drôle d'audace, à la fin de tout ce voyage de concert, de demander au public de venir et de se serrer contre moi, pour qu'on chante Suzanne. Parce que je voulais chanter pour toutes les rivières et les oranges du sud, pour tous ceux qui marchent sur l'eau, pour les gens qu'on croit à demi-fous, pour les confiances qui se révèlent comme un rire, aveuglément, et ça je ne pouvais le faire que de tout près, comme certaines paroles qui font qu'on se rapproche, qu'on colle les chaleurs pour que tous les mots puissent venir.

  (crédit photo : Julien Mudry )

        Jusqu'au dernier moment je ne savais pas si j'oserai le faire, mais finalement c'était si évident, je les ai vus quitter leurs fauteuils rouges et monter sur la scène, ils se sont assis là serrés, et moi j'ai poussé les guitares les micros, j'ai gardé l'electrique contre moi et doucement j'ai chanté Suzanne, la voix d'Emilie Zoé qui murmurait avec moi, je chantais ces mots un peu titubante, je disais Leonard n'existe plus mais ses chansons existeront toujours, et on voyait la robe de Suzanne, celle du Salvation Army Counter, et on se promenait avec elle à travers les algues, son sourire emmêlé dans les plumes. J'étais tellement ahurie que ça marche cette chose là, que les gens soient vraiment venus me rejoindre sur scène, qu'on chante Suzanne doucement ensemble, que j'ai fini agenouillée et franchement émue. Alors j'ai chanté une dernière chanson, une chanson d'oubli, une chanson pour les morts, avant de partir, depuis les coulisses j'entendais les gens redescendre lentement de la scène, et moi je me suis allongée par terre, haletante, à regarder le plafond du chateau, à me demander si je pouvais bien avoir envie de rire ou de pleurer. 

 (crédit photo : Julien Mudry )

        Plus tard, avec l'équipe, on a fait un deuxième repas, comme des enfants très contents de décider de faire une chose sans autre raison que leur plaisir, et on a fini le crumble en parlant tracteurs à double remorques, permis poids lourds, tournées croisées, gravure de cuivre et performances dans les tapettes à rats. J'aurai bien mis tout ce petit monde dans ma propre petite remorque, moi, tant je me sentais en famille, reconnaissante de cet accueil patient, joyeux, de cette marmite qui n'en finissait pas, de toute cette bienveillance tranquille. 

        Le lendemain matin, la fièvre et la toux étaient toujours là, le chat sauvage dans ma gorge était devenu tout un troupeau de tigres et je me demandais si j'allais pouvoir dire quoi que ce soit comme consonne sans sonner comme une publicité pour les médicaments contre le rhume. On est arrivés au Théâtre de Poche, la cave était magnifique, et moi je commençais à me demander si je pourrai monter sur scène tout court, mon cerveau frigorifié et commençant à avoir des ampoules rien qu'à l'idée de n'importe quelle idée, mes forces se faisant la malle tous les trois refrains pendant les balances, mais tout le monde était patient et toujours on s'y remettait, du mieux qu'on pouvait . C'était Biel/ Bienne, qui nous accueillait, Biel et Bienne c'est les deux noms de la même ville, dans deux langues, mais je le savais pas alors j'ai dit "Biel sur Bienne" ce qui a fait rigoler tout le public.
        L'équipe était faite de petits lutins malicieux, déposant des plantes et des médicaments dans mes loges, nous faisant croire à des passages secrets, nous parlant des esprits des Pierres. Il y en avait tant, bien-sûr. Je suis restée emmitouflée dans ma loge, grelottant avec tous les chauffages de la maison à fond, me demandant bien comment tout ça allait tenir ensemble. Mais les courants m'ont repris, juste avant de monter sur scène, j'ai dénoué mes cheveux en même temps que mes inquiétudes et me suis jetée dedans, reconnaissante de l'eau qui revenait, de tout qui ressurgissait, les marées de l'amour, les méandres du désir, les sables mouvants, les grimaces dans le noir, et l'oubli, et la fierté, et à nouveau j'ai proposé à tous de venir me rejoindre sur scène pour le deuxième rappel, et à nouveau ils sont venus, les plus timides se calant au premier rang, les autres assis près de moi comme des enfants sages. Je m'étais perchée sur l'ampli puisque la scène était vraiment petite pour nous porter tous, et de là on a chanté Suzanne ensemble, je voyais les yeux brillants dans l'Ombre, je déroulais la chanson, la petite danse de Suzanne, le thé venu de Chine, la rivière qui corrige les irrégularités de la confiance, et tu voudrais la suivre, tu voudrais la suivre aveuglément.. A nouveau, les algues, les sortilèges, à nouveau l'émotion et la Terre d'Oubli, à nouveau m'enfuir doucement et m'allonger dans l'arrière scène, haletante de fatigue et d'émotion. 

  (crédit photo : Marynelle Debétaz )

        Ensuite il a fallu longtemps pour se remettre, je n'en revenais pas d'avoir pu chanter deux heures malgré la fièvre, et je restais là, heureuse, un peu flottante, à faire des petites révérences papillonnantes d'un visage timide à un autre. Une jeune fille m'a confié que je n'avais pas joué la chanson qu'elle préférait, alors j'ai demandé laquelle, et puis si on pouvait éteindre la musique, et puis on est remontées sur scène avec ses amis et j'ai joué l'Absente, pour qu'elle puisse partir avec celle qu'elle était venue chercher. Une autre chanteuse aux cheveux bleus, qui était venue poussée par la curiosité et le hasard, m'a offert une pierre magnifique, et bleue, bien-sûr. Et puis on nous a enlevés, et emmenés dans la ville, entendre les échos des autres fêtes, s'échouer dans un restaurant, toutes les guirlandes allumées dans le froid, devant la fondue la plus géante que j'ai jamais vue. On a tout avalé, et puis on est repartis, les guitares sur le dos, à travers la ville pour s'échouer quelques heures dans nos lits, croisant les statues qui veillaient sur la nuit, les statues farceuses et impressionnantes, la diablesse verte, la guerrière, les sirènes, et ce chat dont je jurerais qu'il m'a fait un clin d'oeil. 

        Comment pourrai-je donc te dire, avec certitude, si je n'ai pas tout rêvé, si je ne suis pas restée dans mon lit depuis trois jours, si ce n'était pas la fièvre, seule, qui me murmurait à l'oreille que je voyais des statues, chantait au piano à quatre mains, lisait des prophéties dans du chocolat, entendait des histoires de miel et de danger, voyais des diablesses vertes, et finissait tous mes concerts, à cinquante personnes serrées les unes contre les autres, émues des mots de quelqu'un qui n'existait plus?

  (crédit photo : Julien Mudry )

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