11 oct. 2016

Merci, merci, le festival Attention les Feuilles.

      Tu m’as baladée, mais alors partout. Je veux dire, pas seulement à Rumilly et à Annecy et à Meythet, qui n’étaient finalement géographiquement pas bien loin, malgré le fait que si mon souvenir n’était pas si flouté par le délicieux vin blanc des montagnes, je me souviendrais probablement que j’ai légèrement grommelé à propos de pas rester boire des coups avec les copains toute la nuit en faisant une pétanque imaginaire sur un hypothétique terrain probablement fermé, mais, je veux dire, tu m’as baladée vers cette salle noire et debout de Rumilly, où je replongeais en pleine musique après de longues semaines d’été passées à dessiner, cette salle où je retrouvais le goût des bouches offertes et des sables mouvants, le goût du sang et des voix anciennes, tout en bas dans la terre, le goût de ce drôle de voyage, aquatique, souterrain, qui ne se met en marche que si tout plonge ensemble, et soudain voilà, tout ce goût était retrouvé, familier et nouveau parce que j’étais moi aussi nouvelle, et je savais comment conduire, et où aller, tout me disait comment faire, et vous plongiez avec moi.
     Rumilly, c’était fou, ce premier baptème de l’année dans les bras de ta grande salle, ce silence debout, ces armes retrouvées, ces gestes qui m’avaient manqués, la petite chorégraphie de l’archet sur la guitare, la petite danse des pieds nus qui hésitent au sol, les différentes couleurs du son, dans l’ampli qu'on m'avait prêté, dans mes nouvelles pédales à paillettes, qui comme tous les maquillages sont plus souvent qu’on ne le croit un masque de guerre, dans la salle, dans mes mains, dans vos poumons, le son partout, oui; et puis la joie de repartager la scène avec Christian, de pouvoir écouter les yeux agrandis tout ce flot de mots déversés, silhouettes noires, guitares déployées et tordues, la basse qui rôdait dans l'ombre, la batterie qui lançait des éclats, et puis l'ivresse joyeuse et imprévue,  je dis imprévue, l’ivresse, comme si on m’avait poussée, mais soyons bien clairs, si on m’a poussée du plongeon j’ai rapidou fait un triple-saut-périlleux-arrière avec coucou dans les gradins, hilare de me retrouver dans le vin blanc comme dans une piscine, vin blanc qui s’est rapidement transformé en je ne sais plus quel rhum de je ne sais plus sous quels fagots, puis en pétanque imaginaire donc, puis en grommelage dans la voiture où je m’endormais, bercée par les ronronnements grommelants de mes monstres imaginaires, les écritures encore ruisselantes de mes bras, avant de me réveiller en pleine lumière du matin dans l’hôtel, ahurie de retrouver les inepties débordantes et absurdes envoyées la veille à tout mon téléphone, et puis de me souvenir qu’un nouveau jour était venu et que j'avais une promesse à tenir.  

     Voilà, je te raconte : il y a cette comptine au festival, qui sert de fil rouge, un fil rouge différent chaque année, que tous les musiciens doivent reprendre, et je ne l’ai appris que tard, tard le soir, la veille, alors bien-sûr, juste avant le vin blanc, j’ai promis de respecter la tradition et d’apprendre la comptine, de voir comment je pouvais la porter. C’est donc encore un peu en sinusoidant qu’aux premières heures du jour qui devaient bien être comme moi un peu secondes, que j’ai titubé jusqu’à mon ordinateur pour découvrir « Aux Marches du Palais », la comptine traditionnelle que tous les artistes devaient reprendre au moins une fois pendant leur concert. J’ai été surprise de la beauté des paroles, je l’ai tout de suite prise avec moi, en imaginant vaguement quelque chose de nu, de la chanter très bas, très doucement, a capella. je me suis dit on verra bien et j’ai filé prendre dans les yeux toutes les couleurs d’Annecy, filé voir le lac immense et clair, les pédalos sur lesquels on voulait grimper mais finalement yen avait plus, les pierres éclatantes de bleus, de morceaux d’étoiles encore vivantes, les petites maisons de couleurs penchées sur l’eau, le fromage partout, et puis il était l’heure de reprendre les guitares et d’aller voir cette deuxième ville, cette deuxième salle. A peine arrivée, j’ai compris pourquoi le public de la veille me disait comme ce serait beau d’aller jouer là. Dehors, il y avait une serre ronde qui servait d'entrée, des bateaux roulottes qui s’ouvraient en scène, des objets partout, qui portaient chacun bien haut leur histoire. Alors on est entrés dans la salle, et alors j’ai vu le piano, et bien-sûr les gens, les couleurs, les bateaux suspendus, les tapis, mais surtout le piano, vieux piano en bois clair sur le coin de la scène, éclairé à peine, alors tout de suite j’ai enlevé mes chaussures  pour monter sur la scène et aller le toucher-le voir , et tout de suite j’ai joué ces quelques accords, ceux qui me couraient dans les mains, j’ai chanté trois mots qui venaient avec, et puis lentement, en déployant ma petite chanson, j’ai commencé à chanter cette comptine sublime et ancienne qui m’était offerte depuis le matin, aux marches du palais, aux marches du palais… Je chantais et je faisais couler et virer la mélodie avec moi, et je testais les ressorts de l’eau, et je voyais qu’elle était malléable, heureuse de s’épanouir en cascade, de profiter des petits filets sur les rochers, alors je plongeais les mains dans le texte aussi, et je faisais venir mes poèmes, ombre aux paupières d’or, mort aux mains glacés, et je m’endormais dans le lit de la rivière, et je reprenais la comptine comme on retrouve un courant, dans le mitan du lit, la rivière est profonde, la rivière est profonde.. 
 Clement, qui m’accompagnait au son pour les premières fois puisque Matthieu était parti un moment vers d’autres lumières, a tout de suite compris ce qui se passait et m'a installé les micros pour capturer d'aussi près et loin que possible ce drôle de moment, assez près pour pouvoir murmurer, assez loin pour ne rien déranger. Moi je griffonnais des notes éparses pour le soir, et je comprenais comme la nuit allait être spéciale, comme la salle résonnait déjà de partout, tous ces objets, des instruments inventés dans tous les coins, des cadeaux, et comprenais aussi comme je voulais apprendre à jouer le piano maintenant, tous les pianos pour lesquels mes mains étaient aussi faites . 

     Avec cette histoire de palais, de rivières et de bouquets de pervenches au milieu du lit, j’étais tellement, tellement descendue dans mon monde, que tout me faisait sursauter, et puis il faisait froid mais j’avais besoin de mes bras nus, alors j’ai traversé le concert engourdie et heureuse, la salle ne faisait presque pas de bruit, je me disais peut-être qu’ils sont évaporés eux aussi, engourdis par cette drôle d’ambiance, magique et froide, je dis froide comme la fumée du froid sur la route, comme le sable noir sur les plages en Islande, froid comme une chose qu’on voudrait prendre dans sa main et qu’on ne pourrait pas attraper, qui se serait enfuie, de toute façon, qui est faite pour filer, et ainsi je filais moi aussi montée sur les chevaux de la comptine, tous les chevaux du roi, tous les chevaux du roi, peuvent y boire ensemble, je chantais, amoureuse de mon piano et de ces lumières presque éteintes, et puis je revenais chanter « au bord » à plein poumons, et puis je m’asseyais sur le bord de la scène pour chanter ma petite chanson joyeuse de fierté, et puis je faisais passer la bergère d’oubli, et puis pour les rappels encore je suis revenue, j’ai demandé de choisir entre des chansons, ils ont dit « toutes », alors je les ai prises toutes les trois, la reprise dans l’Ombre, la chanson du vieil amour, et ma chanson pour aller dans la terre. Celle là, je leur ai dit en rigolant sous cape de voir leur tête, c’est un cadeau pour quand vous serez morts. J’avais pris l’énorme tambour du coin de la scène et je l’avais descendu avec moi dans la salle, accroupie doucement autour et puis me relevant en ponctuant mes phrases avec la mailloche, la terre d’oubli qui s’ouvrait pour nous apprendre à la laisser nous prendre. 

     A la fin c’était le tourbillon de la fatigue heureuse, comme à chaque fois, je parlais à tout le monde en buvant du thé brûlant, emmitouflée dans tous les pulls que j’avais trouvés, Ani avait cuisiné spécialement pour moi, et amenait tout en souriant largement, curry végétarien, fromages éventrés généreusement, tarte tatin et baba au rhum, et Pat m’apprenait les secrets d’une flûte en bois, me filait des tuyaux sur la manière de choisir un tambour, et me demandait de jouer sur l’instrument qu’il avait inventé, une drôle de guitare avec la caisse en Wok de cuisine, et je m’exécutais avec plaisir, tirant tous les blues que je pouvais de ma tête en me promenant sur les quatre cordes, pendant que lui tirait son harmonica, et que le repas s’éteignait doucement, en même temps que le festival qui fêtait son dernier jour. J’avais vu ce livre qui reproduisait tous les poèmes de Rimbaud, manuscrits, sa petite écriture de sorcier enflée directe évidente, alors ils me l’ont mis dans les poches, le livre, tu reviendras, tu le ramèneras, prends le avec toi, j’ai dit oui, merci, oui, oh , bien-sûr, on m’a mis aussi une bouteille de vin blanc dans les poches puisque j’avais eu tant l’air de l’aimer la veille, et j’ai titubé dehors, de fatigue cette fois, juste à temps pour apercevoir ce gros hérisson pataud qui se cachait comme il pouvait, et je me suis souvenue qu’il y a quelques mois, alors que je j’enlevais encore une armure une chrysalide, un masque qui n’était plus mon visage, un jour triste, parce que j’aimais ce visage et que je ne pouvais plus l’être, j’avais tenu des petits hérissons mourants dans mes mains, sans pouvoir les sauver, et le gros hérisson joyeux de ce soir me semblait un présage adorable de toute la lumière à venir, de la vie gonflée de partout sous ma peau, et maintenant tu vois, cher festival Attention Les Feuilles, comme tu m’as baladée, comme tu m’as couverte de cadeaux, de rencontres, de mots souterrains, de promesses. 

Merci, merci, pour tout ça, merci. 




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