11 oct. 2017

ENCRER




le bruit de l'encre sur le papier
c'est le bruit de la plume
mais dit comme ça on dirait que c'est léger
alors que c'est quelque chose qui gratte,
c'est ça le mot qu'on utilise, avec ce genre de plume : gratter.

gratter comme le chien
qui cherche quelque chose
gratter comme l'ancre au fond de la mer
je m'en fous du jeu de mot pourri
c'est ça ce moment, racler les profondeurs.

Il n'y a pas longtemps,
un journaliste m'a demandé comment c'était,
de dessiner ma bd.
J'ai dit que j'avais jamais autant rigolé la journée
jamais autant cauchemardé pendant la nuit.

je sens que c'est l'encre, qui gratte
je suis remuée, agitée
on ne peut plus s'approcher de moi
je sursaute et je me recule

c'est un moment
où il faut me laisser tranquille
un moment
sous-marin

pendant que j'encre j'écoute des fictions à la radio
des gens qui lisent des livres
des polars pour me tenir en haleine et dessiner des heures de suite
parce que je veux savoir la fin
des histoires de qui a tué qui
et de corps sous les arbres
pendant que ma petite zombie se promène en rigolant

ou alors des histoires, oui, de sous-marins, de paysages glacés du Nord de l'europe,
d'espionnage et de vieux flics qui ne veulent pas s'arrêter de chercher

une fois aussi pendant le dessin j'ai écouté une longue histoire de traducteur
ce n'était pas une fiction, c'était un documentaire à propos d'un poète
qui traduisait un autre poète depuis des années
c'était magnifique
je crois que son livre est enfin sorti, il y a quelques jours

il me semble que ça se met ensemble dans ma tête
un moment sous-marin,
un moment de traduction,
un moment où on trouve ce qui était caché,
un moment où sous la joyeuse bizarrerie je comprends aussi la violence d'avoir fait mon personnage principal
de quelqu'un qui est morte
ou plutôt
vivante et morte à la fois

comme d'habitude je parle avec des mots qui viennent de me tomber dans les mains
de me pleuvoir dessus
de me venir dedans comme des papiers publicitaires,
comme d'habitude c'est des mots empruntés,
volés, trouvés dans les poubelles
rarement achetés moi-même
mélangés ensemble pour faire quelque chose qui me convient,
qui a l'air de dire sans que moi j'ai besoin de parler

alors maintenant
que je raconte quelque chose depuis des mois avec des dessins
en parlant très peu la journée
je peux seulement le décrire comme ça
je rigole beaucoup mais je fais des cauchemars
ça gratte
c'est quelque chose qui remonte à la surface
quelque chose qui cherche
quelque chose qui se traduit sans se décourager, longtemps

mais aussi la chose la plus
farfelue
et
déglinguée
et
effrontée
que j'ai fabriquée
je crois

jamais ça pourrait gratter comme ça la surface si
yavait pas tous ces bras étonnés qui font de grands mouvements
tous ces rires sous la couette
toutes ces courses tout nu vers la baignoire
tous ces verres renversés n'importe comment

c'est très étonnant pour moi
de passer ce moment à encrer
 tout ce que j'ai dessiné

je ne cauchemardais pas pendant les dessins,
j'étais occupée à traduire
mais maintenant
je regarde

je pense que ça ne fera cauchemarder personne
je ne sais même pas si ça se verra
que sous les couettes les verres de champagne
les chaussettes oubliées les karaokés spontanés
et les slogans rigolos
il y a des sous-marins qui rodent
des bras
qui dépassent de la terre

mais d'ici
je me sens comme le moment
la minute après que le clown ait parlé
on a tellement rigolé la minute d'avant
et maintenant on entend le silence
de ce qu'il a dit