Cher Paris,
c'est une fuite d'une semaine
que je te raconte sous la lourde
lumière du sud
avec des mots paresseux, rougis des
cerises que les enfants me mettent dans la bouche
il fait si beau que j'ai appris à
jouer du ukulélé
mais j'essaye de tout te raconter dans
l'ordre
voilà la plus longue carte postale du
monde
adressée à personne en particulier
juste un timbre
quatre vingt mille feuilles de papiers
à lignes
et pas d'adresse sur l'enveloppe.
PREMIER JOUR
Cher Paris
je voudrais tout te raconter
paresseusement
ma fuite de toi
le premier jour, réveillée à l'heure
de partir
yeux écarquillés et coeur battant,
couru prendre le métro- en panne
avec mes guitares qui tombaient de
partout, mes lunettes et moitié encore en pyjama
j'avais dormi trois heures
la pleine lune et l'envie de tout
comprendre, sans doute
réveillée
en sursaut, jeté à manger au chat et couru pour essayer
d'attraper ce train vers le sud
arrêté un taxi - j'aurais du me
méfier - il me voyait arriver dégoulinante de mots et de bagages,
sans réagir
c'était véritablement le taxi le plus
lent du monde
moi qui parlais à toute vitesse sans
espace entre les mots
bonjourmonsieurohlalajesuisenretardpourletrain20minutespourlagaremontaparnassevouscroyezquec'estpossible?
et lui qui me répondait en allongeant
les syllabes
je m'étais crue dans taxi trois
mais c'était taxi moins deux
et je pestais à tous les carrefours
pendant que lui attendait que le feu vert soit bleu
c'est moi qui devenait de la couleur de
mes cheveux
couleur post-ecchymose en retenant ma
respiration
et lui qui égrenait lentement les
raisons pour lesquelles je n'attraperai jamais ce train
vous voyez comme c'est encombré le
matin
me disait-il en laissant passer toutes
les occasions de démarrer
en commentant le passage des autres
voitures devant son nez
et les camions de livraison qu'il ne
doublait pas
sur ses conseils j'ai fini par m'enfuir
prendre un autre métro
couru dans la gare, contourné la
barrière en catimini des contrôleurs et des pessimistes
grimpée in-extremis dans le train
collé au mien
pas le bon mais presque - et qui allait
au même endroit
en cherchant un endroit où me cacher,
haletante, j'entends une voix familière
qui dit mon prénom
mon demi-pyjama, mes trois heures de
sommeil, mes lunettes et moi, on se retourne
on tombe nez à nez avec un souvenir de
gare
devenu depuis un ami précieux
une espèce de petite lumière
ébouriffée, un moineau élégant, une épouvante tranquillement
incandescente, ce genre de personne, qui fait de la bizarrerie
virtuose, les notes mêlées comme des jambes, amoureusement, à
plein d'autres musiques dont on prend la soif comme ça, par
contagion, comme une espèce de grande maison qui s'agrandirait à
mesure qu'on avance entre les pièces,
on s'était rencontrés exactement
comme ça, entre deux trains, et voilà qu'il apparait
et me parle de ses amours et me
questionne sur les miens
me rappelle que j'ai la braguette
ouverte
et moi pas lavée-pas habillée-pas
dormi
presque oublié de respirer depuis
trois jours
je l'écoute reconnaissante
il me parle du temps et de la sagesse
je l'écoute répandue sur la table au
milieu de mes confidences éparpillées et de ma fatigue
évidemment le contrôleur ne l'entend
pas de cette oreille
d'ailleurs comment pourrait il, car
sous sa casquette il n'a pas d'oreilles du tout
visiblement je suis en première classe
pas dans le bon train
pas tout à fait revenue dans mes
chaussures non plus
et il s'est passé une heure depuis la
première lettre de Bonjour
il veut me faire payer tous mes
débordements
on a toute la peine du monde à se
faufiler entre ses sourcils froncés
mon ami est plus souple et plus
réveillé que moi
c'est lui qui écarte les barreaux
pendant que je passe
et me laisse partir avec un clin d'oeil
plus tard j'ai pu me remettre la tête
à l'endroit
le bleu redevenu sans nuages et la peau
de bête sur les épaules
j'ai quinze lycéens à rencontrer
aujourd'hui
tout ce que je pense c'est que ça fait
cinq fois plus de gens que d'heures de sommeil
je m'assois dans la classe avec eux
je fais semblant de savoir où je vais
mon cerveau jongle avec les pensées
comme les adolescents à bolas sur le parvis de Notre Dame
miraculeusement la magie prend quand
même
et deux heures plus tard dans la petite
chapelle
me voilà pieds nus sous la tête de la
statue de Beethoven,
on cache des surprises dans le piano
une jeune danseuse s'avance pendant que
je lui tourne le dos
je n'ai rien vu mais au son de ses pas
sur le sol c'était fantastique
on met des surgissement le long des
murs
et sous les pulls des spectateurs
au moment de partir une jeune fille
m'offre un bouquet de roses lourdes
et moi avec ma couronne de fleurs en
plastique sur la tête
j'ai des bras qui ne savent plus quoi
dire
comme quelqu'un réclame encore une
chanson
je pose les fleurs offertes sur mes
genoux et je m'exécute
chanson de douleur de désir et de
sauvetage en mer
chansons de l'eau qui réclame une
bouche pour la boire
un élève me tire le portrait
je lui fais des blagues de fleurs et de
léopard
et puis on repart
Corinne, rencontrée quelques heures
plus tôt
me regarde dans la voiture
elle me dit qu'au bout de la rue il y a
l'océan
c'est tout droit pendant quarante
minutes
je dis c'est pas bien loin ça quarante
minutes
c'est comme ça qu'on se retrouve à
23h
devant l'océan avec une fourchette
le bruit des gros rouleaux et le flan
aux carottes
éclairé sur la plage sauvage avec un
téléphone portable
cette nuit là j'ai bien dormi ça oui
j'avais l'impression d'être une petite
fille endormie dans la voiture
sauf que moi, petite fille, je ne
m'endormais jamais
je voulais garder les yeux ouverts pour
rester vigilante
comme si mes paupières ouvertes
pouvaient éloigner le sommeil et les accidents
en même temps
c'était parfois lourd mais je tenais
bon
et les accidents restaient au loin sans
nous approcher
c'était surement grâce à moi
mais cette fois là, enfin endormie, des années plus tard
la dernière chose dont je me souviens
c'est un flash dans les phares de la voiture
en ouvrant les yeux à un moment
j'ai vu un faon
il était très près
sur le bas côté
et lui non plus
il n'avait pas peur.
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