Raconter, raconter les objets oubliés
et la mémoire des gestes retrouvés ou nés pour l'occasion,
raconter la fatigue comme une tempête rieuse et le chemin pourtant
des mélodies, raconter ce grand bateau de 48h d'hommages à
Gainsbourg, rempli de copains et dans lequel je suis montée comme en
stop, au dernier moment, pas sûre de la direction mais sûre de la
liberté d'être là plutôt qu'ailleurs enfouie, raconter que je
cherchais un angle un bout de couverture un fil à tirer, et que j'ai
pris le fil des Variations sur Marilou et que tout s'est mis à
dégringoler comme une douche de mots et une soif qui ne pouvait pas
s'arrêter, raconter B Initials, les clochettes d'argent qui
scintillaient, le zip du Levis, et le nom de l'écrivain d'Alice qui
revenait, j'avais l'impression d'avoir fumé toutes les cigarettes du
monde et que la fumée sortait de ma bouche, mais c'était les mots,
la vapeur des mots seulement, la guitare de Jl qui comme souvent
dégoulinait avec aisance comme un funambule habitué au vertige qui
fait sa petite danse differente à chaque fois, il n'y avait plus
qu'à courir le rejoindre, voilà, raconter ça pendant deux jours,
la confiance entre musiciens comme le vertige d'une danse, la
confiance en tous, raconter que j'ai fini par donner la becquée à
la cuillère à toute la salle d'un gateau d'anniversaire surgi dont
il n'était pas question qu'il n'y en ait pas pour tout le monde,
raconter les chansons nées dans les coins, surgies de ceux que je ne
connaissais pas bien comme des cadeaux, raconter que la tempête
tanguait dans les virages, j'oubliais de manger, je voulais parler et
chanter et écouter seulement, raconter comment dans ces 48h je me
suis échappée pour une autre fête, raconter en vrac le melange de
gene et de joie, tous ces gens rencontrés avec qui on avançait
comme en mettant le pied sur la glace, en cherchant le vrai chemin,
et parfois ce n'est pas celui qu'on a imaginé, et c'est comme ça,
j'oublais tout sur tous les comptoirs, j'oubliais mes manteaux et mes
résolutions, j'oubliais de cacher ce qui doit l'être et je m'en
fichais, d'avoir tout au vent, de dire les revirements du désir
qu'on ne comprend jamais, je voulais être polie mais je n'y arrivais
pas, je disais la joie des tourbillons, je voulais parler ce langage
que personne ne comprend jamais sauf une fois tous les 20 ans, tous
les 20 000 Kilomètres, sauf une fois, de temps en temps, et ce soir
là c'était possible, le langage des chaussures sur les pavés, le
langage des questions d'enfants, le langage des parfums et des
sommeils, le langage coloré d'une manière que je ne saurai pas dire
ici, le langage qui vous attrappe et qui vous hante, ce langage là.
Ce n'est plus un rythme même c'est une incantation. La langage comme
celui des soupirs peut-être le plus proche mais pas de la même
famille, ce langage comme plus vrai et plus indefinissable, plus
insaisissable sauf par ceux qui ont des mains de jongleurs sans même
le savoir, et qui le prennent et l'étirent et jouent avec et dedans
comme une matière naturelle. Raconter la pause sur le quai avant que
le bateau de Gainsbourg ne reparte, et l'abattement d'une maladie
comme un oiseau de proie, un oiseau qui me mangerait et me sauverait
à la fois, chaque fois que le travail se pousse, chaque fois que la
pression retombe, raconter l'intensité des fièvres et des
tremblements et du corps qui ne refuse plus de tomber, raconter les
verres d'eau et tout qui s'épuise, qui ressort, qui capitule, tout
qui s'effondre, raconter la benediction de cet effondrement qui fait
que je peux me relever ensuite propre et surprise, sans rien à
porter, soulagée et affamée; et puis raconter le retour dans le
bateau, les mille copains encore accueillants, certains étaient
repartis, d'autres étaient arrivés, tous chantaient et ça a
repris, les variations sur Marilou, l'Amour Monstre et l'eau de
Seltz, toutes les chansons et les voix qui se découvraient et
s'emmêlaient, le gateau, les haltes, les envies de se parler qui
restaient de loin, les yeux des chats qui brillaient dans le noir,
les pas prudents sur la glace à chercher les routes, les errances
dans le froid et tous les manteaux echangés, les plateaux de fromage
et les chansons surgies de nulle part, les spectateurs étaient
partis mais nous on était restés, on s'était fait une maison
jusqu'à l'aube, on se chantait tout ce qu'on savait, ça ne
s'épuisait plus, je me souviens de toutes les discussions et de tous
les regards, je me souviens de toutes les chansons, je me souviens de
tous les regards de chats dans le noir et de tous les pointillés qui
naissaient mais qu'on ne franchissait pas, je me souviens d'être
rentrée avec un bouquet de fleurs en plastiques et une écharpe qui
n'était pas la mienne, je me disais que je ne pourrais jamais me
souvenir et jamais raconter, mais le rythme du bateau était toujours
là sous mes pieds et je m'endormais dans ce rythme, couverte de
parfums et de notes trainantes, couverte de la grâce de cette
liberté reprise, plus d'emploi du temps, plus que l'envie de rester
là et de me répandre tous ces mots sur la tête, plus que l'envie
de raconter, même sans pouvoir rien expliquer, tout ce qui avait
surgi et s'était incarné là, raconter, raconter.
16 janv. 2017
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