5 sept. 2017

Je suis en retard parce que je voudrais des jambes de lumière (Une plaidoirie contre l'usage du temps et pour le rétablissement de la fiction et de la poésie comme langage premier )


Je sais que les années lumières c'est de l'espace
mais je me sens en retard de toute une galaxie
peut-être c'est ça qu'il faudrait, me déplacer
un pas de côté comme dans l'an 01
il me faudrait une année lumière de côté
comme ça je verrai mieux

je me déplace dans un monde d'encre et de papier
depuis petite il me parait plus logique que l'autre
quand je veux être polie je dis "complémentaire" à l'autre
mais en réalité je le trouve bien plus beau et plus crédible
la preuve, je dis "l'autre" pour dire celui de la réalité
pour moi le premier
c'est celui du livre, toujours

la première chose qui m'a paru faire sens dans ma vie c'est un poème
je me souviens en vrac de Yeats de Soupault et d'Eluard et de Prévert
sur les livres d'école
sais plus lequel en premier
je me souviens être arrêtée net sur la page de l'éléphant
comme si j'avais buté dessus
et la première occurence de plus rien écouter autour m'en foutre complètement
parce que j'avais sous les yeux un truc plus vrai que le reste
la liberté le nom écrit partout, les rêves qu'on pouvait offrir en tapis, la terre orange,
et puis ça, Soupault, à gauche Georgia et son nom répété, je ne dors pas Georgia, je t'attends
(moi je ne dormais pas non plus, la nuit, mais je ne savais pas encore ce que c'était
d'attendre )
et à droite
une citation
je déteste ça pourtant qu'on coupe un bout de texte comme un orteil dans du formol
beurk
mais pourtant ça m'avait attrapée
un orteil muni d'un pouce préhensile, probablement
c'était "je t'aime comme on aime un éléphant"
aujourd'hui encore c'est une phrase qui me fiche par terre
je savais pas ce que c'était l'amour romantique mais je savais que je trouvais les discours autour de moi pas logiques
et ça au moins c'était logique
je pouvais pas expliquer pourquoi c'était vrai mais c'était vrai
ça c'est mis à scintiller comme dans ce livre bizarre que j'avais piqué à ma soeur
ou tout était en noir et blanc et où un jour, quelqu'un, voyait une couleur
la poésie ça m'a fait ça
la première
couleur du monde

aujourd'hui j'y repense
mon cerveau en forme de milkshake
mes yeux en amande sans personne pour les manger
tout mon visage un petit déjeuner laissé sur la table
cette fois je n'ai pas dormi à cause de trop de gens attendus sans doute
sais plus si c'est les uns après les autres ou tous en même temps
en tout cas finalement ça s'empile et patatras


petite j'avais un secret
un secret d'amour
il me fait rire, il est si étrange, c'est un secret d'enfant
je ne vous le dirai pas

j'y pense souvent, quand je pense à ma manière d'aimer
je pense que je ne sais pas aimer, c'est vrai
sinon je n'en parlerai pas autant
je pense que je fais naitre des petites marionnettes d'espoir comme sur le théâtre du loup
celui d'Herman Hesse
pour m'occuper et comprendre la magie du monde
et que je regarde au bout de mes mains mes personnages se fatiguer
en me disant que ce n'est pas moi qui suis triste
ce sont mes marionnettes d'espoir
elles qui font le geste du poème de Gaston Miron
et qui s'asseoient par terre par pitié d'elles-mêmes
c'est bien pratique ces petites marionnettes
quand on me demande comment je vais
finalement je ne sais pas
je réponds en parlant des marionnettes
quand à moi
avec mon secret d'enfant
je ne réponds jamais
je me cache derrière le rideau


je suis en retard de toute une galaxie
voilà
la véritable chose
que je voulais dire
pas seulement sur le temps
mais sur l'amour

je ne peux pas dire ça autrement

je suis en retard de toute une galaxie
mon visage est un petit déjeuner posé sur la table
j'ai un secret d'enfant que je ne dirai pas
j'ai une soif qui bloque ma respiration
mon espoir est fabriqué à la main avec du scotch
comme le fou qui ne se promène sur l'échiquier qu'en L
mon espoir agité trace dans la nuit les mots que je ne peux pas dire
au bout d'un moment épuisé de ne jamais revenir au centre il s'assoit
en attendant un roi ou une reine pour se faire prendre


je n'ai pas pleuré depuis tellement longtemps
au début je ne pleurais devant personne maintenant je ne pleure plus non plus devant moi-même
si je postais toutes les lettres que j'ai voulu envoyer sans pouvoir le faire
ça ferait un embouteillage monstrueux dans la boîte auxlettres
mais ça serait aussi probablement une superbe performance
je pense que je peux toutes les retrouver
toutes les lettres depuis que je suis petite

je voudrais aller voir tous les gens dont j'étais amoureuse
et leur mettre deux claques à chacun
pour avoir laissé mon cadeau pourrir sur la table
chaque fois
j'ai débarrassé sans rien dire

et maintenant je suis fatiguée de jouer à la dinette
jamais été mon truc les tabliers à froufrous
je voulais juste avoir une conversation
je n'ai jamais compris ce jeu

mais je parle
encore
aux marionnettes
visages de bois et d'allumettes peintes
rafistolées au scotch
derrière le rideau

voilà aujourd'hui ce que je peux dire
je suis en retard de toute une galaxie
je me noie dans un poème de Gaston Miron
tous les jours j'écris des lettres que je n'envoie pas
je ne sais plus qui je serais si j'étais toutes les personnes que je devrais être

je continue de trouver que les poèmes ont plus de sens que la vie
parfois je me dis que je peux trouver quelqu'un à qui parler
j'ai écrit une chanson sur ça
après la chanson
je me suis rendue compte
que c'était encore un moyen
de continuer une conversation avec une chaise

j'ai l'impression que la vie c'est se promener avec une bougie à la main
ma chanson s'appelle prendre feu
fuir ou prendre feu
en général
je fais les deux
en même temps

voilà pourquoi
mesdames et messieurs les jurés
je trouve que je suis fortement éligible au pourvoiement de jambes de lumière
j'aurais tant de choses à dire sur mes jambes
si vous saviez tout ce qui leur est arrivé
mais si j'avais des jambes de lumière
des jambes qui mangent les galaxies 4 à 4
des jambes d'aucun lieu
je pourrais me rattraper moi-même
je pourrais mettre une main
sur mon épaule
me voir me retourner
baisser lentement le livre devant ma figure
et me regarder dans les yeux
une bonne fois
pour toutes

sans rideau, sans livre, sans rien
sans marionnettes
sans poèmes volés
sans espoir

si je regarde autour de moi
je vois des choses cachées partout
je ne comprends pas comment je ne suis pas plus transparente
quand les gens marchent j'ai l'impression qu'ils marchent à travers moi
je sens le soleil se lever et se coucher contre ma peau
je me sens géante les deux mains sur ma bouche

vous comprenez
chers Jurés
pourquoi ce serait bien
avec des jambes de lumières
de pouvoir
me rattraper
rattraper la marche du monde
au lieu de faire mes devoirs du siècle dernier

je voudrais dormir d'un grand sommeil
je voudrais être un volcan
et par dessus tout

je voudrais des jambes de lumière
je marcherais sur la ville
je mangerais le monde en une bouchée
je serais de l'autre côté des choses
de l'autre côté de la page
dans le livre

à côté du mot "éléphant"

je ne m'aperçois pas du temps qui passe
mais je vois bien que les enfants grandissent
j'ai voulu dessiner mes mains et j'ai vu des plis que je ne connaissais pas
les tremblements ne m'ont jamais alertée j'ai toujours tremblé toujours
je dis ça au cahier faute de pouvoir dire ça tout court
mais je sais que je me dis aussi
au moins le cahier ne se réveillera pas froid dans un cadavre
comme mon secret dans une oreille
quand je suis fatiguée je pense à des choses terribles
mais je fais semblant plus facilement

je pense que dans ma tête il y a l'équivalent du tour de france
des connards sur des vélos qui s'arrêtent jamais
toute une machinerie mais qui a pas le wifi
qui a que des pieds sur des pédales

et c'est ça mon rapport au temps
penser à la mort chaque fois que je pense à la vie
je ne peux pas entendre "toujours"
sans entendre "quelqu'un avec qui je voudrais bien mourir"
sans entendre "quelqu'un avec qui je préfère
me réveiller un matin auprès d'un cadavre froid
et avoir vécu cent mille petit déjeuners
plutôt que de continuer à dessiner les petits déjeuners
radieusement et tristement à la fois
sans personne à qui montrer comme c'est ressemblant"

c'est difficile de savoir ce qu'on veut vraiment je trouve
difficile de trouver un pays
où on a l'impression d'avoir une bougie à l'intérieur
je crois que ça fait ça
quand on est amoureux
comme des couleurs
comme la poésie
comme une bougie allumée
un visage mille fois servi sur la table et mille fois dévoré
des jambes de lumière pour aller partout

un espoir jamais fatigué

et des rires échangés
derrière le rideau

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Que de merveilleuses résonances, de milliers de petites étoiles, ton texte a fait scintiller en moi !
Merci