Cher Paris,
cette troisième carte postale, je te
l'envoie en trichant complètement,
C'est à dire que comme je suis déjà
rentrée,
j'essaye de brouiller le cachet de la
poste, celui avec le code postal et une probable représentation de
la tour eiffel, en lui collant une grosse éponge à vaisselle par
dessus
afin qu'à la réception il paraisse
impossible de déterminer l'endroit d'où cette carte postale
imaginaire a été envoyée
ou, du moins, afin qu'elle paraisse
venir d'une ville floue et inconnue, où la tour eiffel est penchée,
les champs de Mars étalés par dessus le Pantheon, une ville
trouble, prise dans un brouillard épais et baveux, comme les oeufs
brouillés de ce samedi matin.
je te l'écris donc, cette troisième
carte postale, en rétropédalant mentalement, pour trouver
l'élastique du troisième jour , et l'étirer pour me glisser
doucement dedans,
alors j'ai à nouveau les pieds dans la
piscine
et je peux te raconter
que ce troisième jour je devais faire
un dernier concert, dans une maison
à peine arrivée j'ai dit bonjour et
fait quelques pas dans ce nouvel espace
mais aussitôt j'ai vu le ukulélé
je l'ai pris contre moi
il faisait si chaud que c'était
naturel et facile
et a commencé une promenade de 24h
avec ce petit instrument dans les bras
je l'emmenais partout dans la chambre
dans la piscine dans le jardin dans le salon
je ne savais pas jouer mais lui oui
je me souviens qu'il faisait beau puis
nuages puis pluie puis beau
et que mon ukulélé volé dans les
bras je regardais par les fenêtres
c'est comme ça sans doute qu'elle est
née
cette petite chanson sur les météos
changeantes
ou plutôt les zones où il fait un
temps indéterminable
la chanson dit "rainbow zone",
"half sunny and one third a storm"
ça veut dire, à moitié soleil et un
tiers une tempête
et le reste on en a aucune idée,
c'est mon temps intérieur la plupart
du temps
mes sentiments ne savent plus comment
s'habiller
mais suite à cette chanson ils ont
appris à s'en foutre un peu
et ils paradent tranquillement dans
leurs moonboots et leur mini robe panthère avec un petit chapeau en
plastique
ils se font des tutus en point
d'interrogation et des nippies en point d'exclamation
ils mettent des paillettes par dessus
tout ça
et vogue la barque du c'est beaucoup
moins galère
ah je peux te dire que j'ai été gâtée
dans cette maison du troisième jour
déjà parce qu'on m'a laissé voler
cet instrument à environ quatorze secondes de mon arrivée
et devenir une obsédée météorologique
qui se croyait à Hawai parce qu'il
faisait plus de douze degrés
bravo les gens du pas de calais hein
mais aussi gâtée c'est sûr, par les
habitants de la maison et par le hasard :
il faut savoir que mon régime
alimentaire spécifique
c'est végétarienne avec tolérance
aux huitres
à cause d'un retard de train de deux
nuits
et du fait que je préfère les
babyfoot sur le port à l'ennui dans les gares
mais c'est une autre histoire
en tout cas,
c'est une histoire qui fait que de
temps en temps
quand on m'en apporte
malgré mon idée de la mort et du
plaisir
je mange des huitres avec gourmandise
et en disant excusez-moi madame
ce jour là c'est ce qui s'est passé
et en mangeant mes huitres je me
souvenais
de la toute première fois où j'en
avais mangé, enfant
je m'appliquais à boire dans la
coquille sans trop me renverser d'eau de mer sur les jambes,
et il s'était passé cette chose
que dans la première huitre
j'avais trouvé une perle
un petit trésor minuscule qui un jour
m'a roulé des mains
pourquoi ça me revenait soudain en
mangeant des huitres dans cette maison de Bordeaux
en sentant soudain sous ma langue une
dureté familière
en souriant doucement en retirant la
perle de ma bouche
je pensais aux dérangements, aux
intrus qui deviennent précieux
ça me plaisait beaucoup
j'avais envie de décider que c'était
ma dernière huitre
évidemment plus tard dans la nuit j'ai rompu cette semi-décision
il faut dire qu'on venait de m'informer
que les huitres se mariaient très bien avec le whisky tourbé
et qu'il y en avait justement, par un
hasard fou, un fameux sur la table
je suis une invitée polie.
L'après midi aussi j'ai visité les
frissons de la piscine, pour me faire des souvenirs
une fois que ce qui se rapprocherait le
plus d'une piscine serait l'évier de la salle de bain
alors juste pour te donner le baromètre
du niveau d'accueil,
figure toi qu'à peine j'avais trempé
deux orteils
qu'on m'a apporté des cerises du
jardin
ça devenait n'importe quoi au niveau
bonheur
me disai-je en rentrant dans l'eau
fraiche, le bol de cerises tenu haut
et poussant des petits cris aigus à
mesure que l'eau fraiche montait sur mon ventre
le soir j'ai chanté
on avait prévu des micros mais j'ai
tout poussé
encore cette histoire de météo, de
coups de vents à suivre
parfois pour être juste il faut en
faire des galipettes
je cherchais le bon courant
j'improvisais des détours
en me demandant si je retomberai par
miracle sur mes pattes
comme un chat qui aurait senti le
whisky tourbé d'un peu près
pourtant j'ai attendu la fin du concert
pour le apprendre son gout de terre, après la joie de Pablo réclamée
pour la première fois, le gâteau à l'orange, et les petits
personnages tous nus qui continuaient d'envahir le livret de mon
album, en guise de dédicace.
entre deux j'avais aussi joué ma
petite chanson météoro-pas-hyper-logique en rappel
d'habitude quand je
finis une chanson je vais voir dans le salon si il y a quelqu'un pour
l'essayer,
alors trouvant cette fois un micro et
50 paires d'oreilles attentives
forcément c'était tentant
je me demandais en chantant mes
histoires d'imperméables enfilés et d'impatience désapprise
si tout le monde se sentait comme ça
si on ne fait pas tous semblant de
savoir la météo de notre tête
prétendant un orage alors qu'on sent
bien arriver le printemps
ou niant l'existence des fabuleuses
giboulées
je pensais à ça, à mes
précipitations
à ce mélange de calme et de clarté
retrouvée, que j'apprenais moitié à rebours
qui était à la fois un
désenchantement et une respiration plus grande
souvent l'impression que la vérité c'est comme ça
et je sentais en saluant, les roses
presque fanées
que j'avais mises dans mes cheveux
leur mélange d'odeur de printemps et
de macération dans l'eau, l'odeur des choses qui passent
je la sentais chaque fois que je
bougeais
juste avant de partir de Paris
c'est vrai, je m'étais demandé comment on s'occupait des roses
parce qu'on m'en avait laissé une
je ne savais pas quoi en penser et la
fleur non plus visiblement
elle oscillait entre s'évanouir et
rester droite
ce n'était pas un cadeau, c'était
comme un hasard
un happening
une fleur oubliée et bienvenue à la
fois
je me méfiais c'est vrai des prolongements et des fleurs
mais je voulais en
prendre soin quand même
alors j'ai regardé et trouvé
qu'on pouvait planter les roses
coupées
à condition de leur couper la tête.
Tous les forums obscurs de
grand-nimporte-quoi du jardinage étaient formels :
si tu plantes une rose à laquelle tu as coupé la tête
dans une pomme de terre
puis dans la terre
avec un peu de soin
tu peux faire rejaillir un rosier.
alors en retournant me cacher après la dernière chanson,
en retrouvant le reste du bouquet, et mes souvenirs,
je me demandais
si je plantais ça
avec l'état joyeux et indéterminé
qui était le mien
si ce qui pousserait
ce serait une roseraie
ou une patate.
à bientôt Paris
je finis ma carte postale et je me
retrouve instantanément téléportée dans toi
j'en profite pour envoyer d'ici un
merci non-brouillé à l'éponge
à Bordeaux-Chanson pour l'orga, aux
spectateurs curieux, et à Marie et Tony, qui m'ont accueillie,
nourrie et choyée, huitrée et cerisée, et whiskytourbée par
dessus, et surtout, surtout, qui m'ont laissée, avec une patience
infinie, bouger les meubles et les habitudes de leur maison, et me
promener pieds nus partout avec le ukulélé volé à la main,
parlant par petits hocquets, absolument obsédée par ce nouvel
instrument et les boucles de cette petite chanson qui naissait. Pour
cet accueil, pour cette générosité, pour cette patience avec mes
trottinements en zigzag, merci, merci, merci.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire