Cher Théâtre de l'Eden de Sénas,
excuse moi, je t'écris avec un peu de
retard
souvent dire merci ça arrive comme
spontanément, comme tout de suite
mais parfois comme d'autres mots qu'on
aimerait dire ça reste un peu coincé, un peu bloqué, un peu en
travers de la gorge
parfois il y a tellement de choses en
travers de la gorge, des mots qu'on ne sait pas comment dire, qu'on
ne peut plus parler du tout.
Parfois aussi, on dit n'importe quoi
d'autre, trop de mots, pour combler une espèce de silence, quand on
n'est pas encore prêts à entendre ce que le silence a à nous dire.
c'est fou, que cette chose simple soit
si compliquée à apprendre, écouter le silence.
Si je te dis ça c'est parce que depuis
un jour ou deux je ne parle plus beaucoup
il y a quelqu'un que j'aime beaucoup
qui est parti
on peut pas dire disparu parce qu'elle
a tellement donné de choses qu'elle est absolument partout, je veux
dire, dans la vie et dans le coeur des gens, des musiciens oui, mais
aussi dans les chansons, dans les souvenirs, dans les routes, dans
les débuts d'histoires d'amour, dans les poèmes et les ivresses
échangées, enfin, partout, tu vois bien.
Au début j'ai parlé beaucoup et puis
maintenant je ne parviens plus bien à écrire ou à dire quoi que ce
soit. Je me lève le matin, j'allume une bougie, et je passe la
journée à ranger ma maison, à me demander ce que je peux bien
avoir dans la tête, à finir mes chansons de volcans et de
cambriolages, et je passe et repasse devant la bougie, chaque fois
comme une petite prière inventée et muette, qui n'a pas besoin de
se dire. J'ai mis mon dessin du géant qui pleure des spaghettis au
dessus sur le mur, je sais qu'il est venu parce que ce jour là
j'étais si triste et qu'en allant retrouver le lieu qu'elle avait
mis debout, on nous a servi des pâtes et parce qu'on a rigolé et
pleuré en même temps et que j'ai trouvé que c'était la chose la
plus belle et réconfortante du monde. Ce mélange là de moment
bancal et triste et ensemble lui aussi il m'a appris beaucoup sans
rien dire et je l'oublierai pas c'est sûr.
Enfin, cher Théâtre de l'Eden, je
savais en passant devant ma bougie ces jours ci, en allant de la
harpe au montage à l'ordinateur, que j'avais ce merci dans la gorge
pour toi, ce merci simplement un peu étouffé par tout ce qui se
passait autour, devant, ce qui était venu depuis, puisque c'est en
rentrant de toi que j'ai reçu ce message si triste et que soudain le
quai du métro est devenu ultra-flou.
C'est donc encore un peu flou, et j'en
suis bien désolée, mais je me souviens de ton accueil joyeux, je me
souviens du soleil que j'avais comme emmené dans ma capuche depuis
le printival, des fleurs autour des portes et pendant du plafond, de
cette loge où je buvais mon citron chaud comme une petite mémé en
short en cuir. Je défaisais mes plans parce que tu avais bougé les
tiens mais ça m'allait bien, puisqu'en ce moment j'apprenais à
marcher en acceptant les tremblements de peau et de terre, puisque
savoir cette danse m'était devenue une leçon non seulement de grâce
mais aussi de survie.
Je me souviens d'avoir voulu faire
cette entrée spectrale la guitare dans les bras, mais il faut croire
qu'en guise de fantôme je serais plutôt un fantôme catastrophique,
un fantôme rigolant sous sa cape blanche, un fantôme qui se trompe
de mur à traverser et d'oreilles dans lesquelles chanter hou-hou, un
fantôme qui se prend les pieds dans son drap, c'est dans une chanson
de Brassens, je crois, cette chose merveilleuse et drôle. Je suis
rentrée sur scène à peu près comme ça.
je me souviens que Greg Fontaine, avec
qui je partageais le plateau, présentait la première version d'un
nouveau spectacle, je me souviens des tapis sur la scène, et je me
souviens qu'il m'a demandé, alors que je cherchais quels détours
j'allais emprunter pour ce soir, en mettant dans ma petite marmite de
sorcière la taille et la couleur de la salle, en mesurant l'espace
entre mes émotions, en posant la main sur les arbres et les murs
pour voir où c'était rempli et où il y avait de l'espace, en
cherchant avec la baguette de sourcier de mes yeux où était l'eau,
je me souviens que Greg me voyait rentrer de cette petite danse
incompréhensible, en grommelant et en marmonnant et en gribouillant
des indications sur un papier froissé, et qu'il m'a demandé si ce
soir je jouais Le Partisan, et j'ai dit, oh, je ne sais pas,
j'aimerais beaucoup mais ce soir je ne crois pas que dans mon concert
il y aura la place de dire ça, et je regardais mes indications et
mes ratures, je ne crois pas que ce soir ça peut venir là dedans tu
sais. Mais il me disait, moi, tu sais, j'aime vraiment cette chanson,
et alors j'ai compris que j'avais été si distraite, par les détours
et par le soleil, que je n'avais pas pensé à lui proposer ça,
bien-sûr, de mettre cette chanson ensemble et à la fin du sien, de
concert, alors au lieu d'aller manger avant le spectacle on s'est
enfermé dans la loge sous les fleurs en plastiques et on a cherché
quelle version du Partisan sonnait bien ensemble. Je me souviens que
pendant que je lui montrais ma version je regardais revenir tous les
échos des gens qui l'avaient chantée avec moi, j'entendais leurs
voix différentes, on a rajouté le couplet écrit par Buridane et
celui proposé par Chouf, celui des trois voix devenues une, et celui
du vent qui souffle entre des tombes sans nom. Alors oui à la fin
des deux concerts on a tout débranché, on s'est assis sur les
marches et on a chanté cette longue version, et on était deux mais
dans ma tête il y avait le cortège de tous ceux qui l'avaient
chantée avec moi, cette chanson, les voix du public de Pézénas la
veille sur la scène, les voix de Rodrigue, de Chouf, de Buridane, de
Nesles, de Clément Bertrand, les yeux de Rebecca à nouvel an quand
je disais au revoir à 2016 avec cette chanson, la patience de
Clément derrière sa console quand je choisissais toujours cette
chanson pour les balances parce qu'elle venait par petits hocquets,
comme ça, en essayant le micro et la scène, que j'attrapais un mot
par ci par là, des couplets qui venaient se loger dedans, pour dire
à la fois les choses anciennes et nouvelles de la violence et de la
douceur et du courage.
Bref, cher Théâtre de l'Eden, c'est
un merci bien flou que je te donne. Merci de m'avoir accueillie,
d'avoir espéré et fait naître ce moment, d'avoir patiemment tissé
un cocon de lumière avec moi, merci Tibô d'avoir dessiné comme
toujours un son si fluide, si facile, qu'on peut nager dedans sans
peur, merci les oreilles étonnées ou assoiffées du public, ceux
qui ne savaient pas ce que faisait là cette drôle de personne aux
cheveux bleus, et ceux qui avaient fait des kilomètres pour venir
écouter mes chansons et repartir avec les premiers albums serrés
contre eux. Merci, merci, de ça.
Je savais que c'était la fin d'un
cycle ce soir là, je ne pouvais pas savoir à quel point. Je dormais
confiante dans le train qui me ramenait vers Paris, je me laissais
bercer par tous les souvenirs passés et par les espoirs aussi qui
m'avaient été offerts, je les plantais dans la terre de ma vie
parce que c'est ce qu'il faut faire avec les espoirs, ne pas trop les
embêter, les abreuver, aller voir mais doucement, attendre, arroser,
chanter oui doucement pour eux.
Et puis je garde avec moi ce moment
drôle et presque émouvant, cette entrée spectrale de fantôme qui se cogne
dans les murs, qui a mis son drap-housse à l'envers. Evidemment que
mon cable s'est pris dans le premier projecteur rencontré, malgré
mes "mais non voyons ça n'arrivera pas"et mes essais
effrontés en balance, hop hop hop, d'un bout à l'autre de la scène,
"tu vois bien que ça s'emmêle pas", est-ce que le
projecteur avait bougé, ou est-ce que c'était seulement cette
évidence que je ne peux pas m'empêcher d'emmêler mes fils par tout
ce qui ressemble à de la lumière, ce qui ferait que dans le
catalogue des fantômes je serais plutôt rangée dans la catégorie
papillon de nuit, un fantôme papillon, oui, qui entre quelque part
parce que la lumière est encore allumée, qui s'asseoit doucement
sur le bord du lit, et qui oublie ce qu'il est venu dire parce qu'il
y avait un livre ouvert sur la table de chevet.
Bien-sûr qu'en écrivant ça je pense
à la bougie qu'il y a juste derrière moi, et à cette présence à
sabots et à petit sourire, cette présence de bienveillance
débordante, qui a amené ensemble cette drôle de famille, la plus
belle, la plus tordue, la plus joyeuse, la plus colorée, la plus
bancale, la plus fragile, la plus merveilleuse, la plus secrète
famille, de musiciens et de publics qui aimaient ce lieu jaune, cet
endroit qui n'existe pas, ce lien entre le monde réel et le monde
imaginaire, ce cocon qui a servi de refuge, de maison, de passage secret, de haut
parleur, et de chrysalide, qui a vu naitre tellement d'amours et
d'ivresses et de chansons.
Tu vois, cher Théâtre de l'Eden,
c'est peut-être à cause de ton nom de Paradis, mais c'est pour ça,
j'ai du attendre un peu pour dire merci, parce que avant j'avais un
merci immense à dire à Noëlle qui est partie et qui ne verra pas
mon premier album mais qui l'a tellement encouragé, à qui il faut
bien dire au revoir, mais vraiment, c'est comme ça, je n'ai que
Merci à la bouche. C'est devenu un mot qui l'entoure et qui
l'éclaire, comme la petite bougie qui brûle tranquillement juste
derrière moi,
et c'est donc revenue à Paris, mais
encore bien floue, avec les yeux qui dégoulinent tout le temps, que
je t'adresse, cher Théâtre de l'Eden ce merci mélangé, vivant et désolé, aussi entortillé que le projecteur autour
duquel mon jack s'est enroulé, ce qui a fait que j'ai fait une
entrée spectrale en éclatant de rire au bout de deux secondes et
demie, avant de courir au micro comme d'habitude dire bonsoir,
essayer de deviner les visages et les yeux dans l'ombre, et puis
plonger.
Tu sais, cher Théâtre de l'Eden,
c'est comme ça, parfois on croit s'avancer et puis quelque chose
s'entortille et nous arrête, voilà. C'est ce temps là que j'ai
pris et que je continue de prendre, au milieu duquel je t'écris,
pleine de l'amour et du au-revoir à quelqu'un d'autre, et excuse moi
si sans le vouloir les fils de la soirée avec toi se sont
entortillés autour du phare bien triste surgi le lendemain.
Alors voilà, merci, cher Théâtre de
l'Eden, cher Sénas. Bien tard. Bien flouement. Bien tristement. Bien
drôle de fantôme-papillon entortillé-ment. Merci.
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