Merci Figeac
ta salle de la Baleine-Balène qui a des
siècles, qui a été une maison particulière et une prison, "une
Tôle", disait Christian, "un Monastère", "et un
bordel", disaient les rumeurs.
Moi je pensais au mélange de tous ces
fantômes, les filles qu'on dit perdues, la famille rigide et
fortunée, les moines et tous ces rituels de silence, et puis nous
maintenant, vivants, avec nos chansons et nos peaux qui palpitaient.
Le son tournait un peu entre toutes ces
pierres, mais moi aussi j'étais chavirée de toute façon, peut-être
c'était la fatigue, qui me faisait devenir un peu indécise alors
que la veille j'avais juste envie de courir comme si c'était l'heure
de la récré, j'avais l'impression que le temps s'était arrêté
dans cette maison qui était là depuis si longtemps, comme si elle
avait un peu perdu l'habitude des vivants.
Quand je sentais que je chavirais trop
je demandais aux fantômes de me tenir
aussitôt les grandes mains revenaient,
invisibles et protectrices
et je pouvais lâcher mes peurs et mes
questions
je vous voyais debout, dans l'ombre,
les verres et les enfants à la main,
écouter mes histoires de rivières
bues et de joies apprises
je déroulais mes chansons, cette fois
attentivement et dans l'ordre
j'avais l'impression de suivre le bord
de l'eau pour ne pas me perdre
à la fois craintive et assoiffée de
ce qui arrivait
comme dans la chanson de La Grande
Ourse
qui a sauvé tant de vies et de
libertés
où à force de suivre les couplets, la
grive musicienne, la mousse au nord des arbres, et les eaux qui se
retrouvent, on pouvait arriver enfin dans une maison bienveillante, comme quand on est enfant et qu'on marche sur le muret,
se demandant si on tiendra en équilibre jusqu'au bout, avant de se
faire soulever du sol par d'immenses bras, et de retrouver la chaleur
d'un autre corps.
je marchais donc en équilibre, entre
les statues d'Effrontément et les Mille Bouches de mes premières
notes,
en me demandant ce qui me prenait
d'être ainsi tremblante
alors que la veille j'avais
l'impression qu'aucun monstre ne pourrait me faire peur
et je demandais aux fantômes
qui me répondaient tous "chante,
et t'occupes."
et je m'éxécutais
prise dans les grandes mains
protectrices
je me demandais s'il y avait des morts
derrières les pierres et sous le plancher
comme dans certaines maisons
religieuses
je pensais aussi que je voulais des
nouvelles de ma bonne nouvelle
celle que je dois vous dire bientôt,
qui frémit de toutes parts, qui arrive
trop lentement, qui voudrait se dévoiler
je voudrais courir et tout dire tout de
suite
et les fantômes disent toujours,
"calme-toi"
mais moi je voudrais toujours répondre,
"vous êtes morts, allez vous faire foutre"
alors ils sont outrés et vont bouder
sous leurs pierres.
Figeac, que c'était beau de venir vous
voir !
Pendant les dédicaces, entre deux
dessins de monstres et de loups endormis,
quelqu'un m'a confié qu'il était venu
vivre ici il y a trois ans, que c'était comme un petit paradis.
J'ai demandé pourquoi il était venu,
il y a trois ans.
et il m'a répondu: "mais, pour
vivre dans un petit paradis. "
Figeac, c'est vrai, je les ai vues très
vite le soir, en courant pour arriver à l'heure, tes vieilles
maisons, tes arbres et ta rivière
je les aies vues à nouveau dans le
noir, en rentrant à l'hotel au moment où on ne sait plus trop de
quel côté du jour on de la nuit on se balance,
et puis ce matin, les yeux pas tout à
fait ouverts, engloutie dans le taxi pour rejoindre le train qui me
ramenait vers Paris, ses mystères, sa violence, son charme de
vieille emmerdeuse irresistible, et toute sa magie à peine voilée,
mais je te crois, tu sais, que
déménager, rien que pour vivre là, c'est une bonne idée;
ensuite il y avait eu le concert de
Christian Olivier,
je l'avais vu plusieurs fois maintenant
ce concert mais toujours il m'emportait
les mots dégringolaient du carnet pour
venir me chercher
et moi je me laissais prendre dans
l'avalanche, évidemment
je pensais au pouvoir des mots et de la
musique
qui peuvent parler à tous les vivants
et qui peuvent même faire parler les morts
je regardais les instruments et je
pensais à cette ivresse des notes
comme je voudrais que mes mains
apprennent tout
les souffles sous l'archet et les
douleurs des vibratos
toutes les ivresses de tous les
instruments
A la fin du concert, un des instruments
c'est le silence
le bar le brouillait, sur sa petite
plaque de glace dérivée au loin sans faire attention,
ça arrive, dans les maisons qui n'ont
plus l'habitude des vivants
et pas encore l'écoute des morts
alors Christian est descendu avec son
accordéon,
la glace tenait sous son poids
les musiciens sur scène répondaient
comme de loin depuis le bateau
pour indiquer la route du retour
et bientôt tout était fondu et
ensemble dans la même écoute des mots revenus
le silence et les notes, le bar, la
glace, les morts, les vivants
et moi dans ma petite ivresse de
toujours
je regardais tout fondre,
et les morts se penchaient pour voir un
peu
plus tard on a mangé, bu, et inventé
tout un dictionnaire
les mots et les définitions qui
allaient avec
plus tard on a comparé les vertus des
lunettes, des cuirs et des maillots de bain
le vertige et les fous rires m'ont
repris,
les paravents qui nous servaient de
loges s'envolaient autour de nous,
et je pensais à ces moments où les
repères s'envolent ainsi
où, le temps de s'habituer, on ne sait
plus si le monde devient plus hostile ou plus grand,
et je pensais à la chanson que j'avais
écrite à la va-vite entre ces murs de tissus et de métal
je me demandais ce qu'elle vaudrait
si elle passerait la première nuit,
si elle deviendrait un des textes que
je porte avec moi ou si elle resterait un petit squelette échoué
dans l'une de mes valises
alors oui, à bientôt Figeac, tes
fantômes, tes vieilles maisons, ta rivière et tous les gens
adorables qui sont venus me parler,
je vois bien qu'ici la ville est comme
d'habitude,
mais moi j'ai la tête auréolée de
nouvelles rencontres,
le papier plié, serré dans ma poche,
d'une chanson écrite dans les loges
la vieille habitude reprise de parler
aux fantômes,
et cette brume, l'émotion des deux
premiers concerts de l'année,
qui est venue tout recouvrir,
et qui ne s'est pas dissipée.
(photo par Paul-N. Dubuisson)
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