Le texte m'a beaucoup touchée, il parle de ne pas s'interrompre soi-même , de la créativité, de nos mille visages, de comment parler aux obligations quotidiennes, aux impressions de contraintes, à la soif d'invisible et d'éternité.
je n'ai pas trouvé de traduction alors j'en ai bricolé une moi-même. Si vous préférez l'entendre, il y a une version que je lis sur mon facebook, ou en story instagram. Peut-être que je ferai une petite playlist de lectures sur ma chaine youtube, mais pour l'instant, ça s'arrête là ! Bonne lecture, j'espère que ça vous inspirera !
(et si vous en voulez plus, le recueil dont est tiré le poème s'appelle UPSTREAM donc courez envahir les librairies en agitant le petit papier sur lequel vous avez noté tout ça)
Camille
...
A PROPOS DU POUVOIR ET DU TEMPS
Mary Oliver
C'est un matin
d'argent comme n'importe quel autre. Je suis à mon bureau. Alors le
téléphone sonne, ou quelqu'un frappe à la porte. Je suis profond
dans la machinerie de mes pensées. A contrecoeur je me lève, je
réponds au téléphone ou j'ouvre la porte. Et l'idée que j'avais
dans ma main, ou presque dans ma main, est partie.
Le travail
créative a besoin de solitude. Il a besoin de concentration, sans
interruptions. Il a besoin du ciel entier pour voler dedans, et qu'il
n'y ait pas d'oeil qui le regarde jusqu'à ce qu'il arrive à la
sureté à laquelle il aspire, mais qu'il n'a pas necessairement tout
de suite. Alors, l'intimité. Un endroit hors du temps, pour
machouiller le crayon, pour griffoner et effacer et griffoner à
nouveau.
Mais tout
aussi souvent, sinon plus souvent, l'interruption ne vient pas de
quelqu'un d'autre mais de soi-même, ou d'un autre soi dans
nous-même, qui siffle et bat sur les murs de la porte et s'élance,
en éclaboussant, dans le bassin de la méditation. Et qu'a - t-il à
dire? Que tu dois téléphoner au dentiste, que tu n'as plus de
moutarde, que l'anniversaire de ton oncle Stanley est prévu dans
deux semaines. Tu réagis, bien-sûr. Puis tu retournes à ton
travail, seulement pour t'apercevoir que les diablotins de ton idée
se sont évanouis dans la brume.
Ce sont les
traces de cette chose interne, cette interruption intime, que je vais
suivre. Le monde éparpille, à la façon énergétique d'une place
commune ouverte, ses nombreuses bénédictions, comme un monde le
devrait. Quelle querelle peut il y avoir avec ça? Mais que le soi
puisse interrompre le soi - et le fasse- est une question plus sombre
et plus curieuse.
Je suis,
moi-même, au moins trois moi-mêmes. Pour commencer, il y a l'enfant
que j'étais. Certainement je ne suis plus cet enfant ! Pourtant,
dans le lointain, et quelquefois de manière pas si lointaine, je
peux entendre la voix de cet enfant - je peux sentir son espoir, ou
sa détresse. Elle ne s'est pas évanouie. Puissante, égoïste,
insinuante - sa présence s'élève, en souvenir ou depuis la rivière
bouillonnante des songes. Elle n'est pas partie, pas très loin. Elle
est avec moi en cette heure présente. Elle sera avec moi dans la
tombe.
Et il y a le
moi-même attentif, social. C'est celle qui sourit, la gardienne de
porte. C'est la portion qui évente l'horloge, qui pilote le
quotidien de la vie. Qui garde à l'esprit les rendez-vous qui
doivent être faits, puis tenus. Elle est enchaînée à un millier
de notions d'obligations. Elle bouge à travers les heures du jour
comme si le mouvement lui-même était la chose à faire. S'il va
rassembler, dans son élan, quelque branche de sagesse ou de délice,
ou rien du tout, est un problème qui ne la concerne quasiment pas.
Ce que ce moi-même là entend nuit et jour, ce qu'elle aime par
dessus toutes les autres chansons, c'est la course infinie de
l'horloge; ces mesures strictes et vives, et pleines de sûreté.
L'horloge ! Ce
crâne de lune à douze visages, ce ventre d'araignée blanche !
Comme elles sont sereines, ces mains qui bougent avec leur pointe en
filigrane, et comme elles sont stables ! Douze heures, et douze
heures, et ça recommence ! Mange, parle, dors, traverse la rue, lave
un plat ! L'horloge bouge toujours.
Toutes ses
visions sont justes si vastes - si régulieres (notez ce mot). Tous
les jours, douze petites corbeilles dans lesquelles ranger la vie en
désordre, et les pensées encore plus en désordre. L'horloge de la
ville crie, et le visage de chaque poignet fredonne ou brille ; le
monde est en rythme avec lui-même. Un autre jour passe, un jour
ordinaire et régulier. (notez ce mot aussi.)
Disons que
vous avez acheté un ticket pour un avion et vous voulez voler de New
York à San Francisco. Qu'est ce que vous demandez au pilote quand
vous grimpez à bord et que vous vous asseyez près du petit hublot,
que vous ne pouvez pas ouvrir mais à travers lequel vous voyez les
hauteurs vertigineuses par lesquelles vous êtes éloignés de la
terre sécurisante et amicale?
Plus
qu'assurément, vous voulez que le pilote soit son soi-même régulier
et ordinaire. Vous voulez qu'il approche et assure son travail avec
rien de plus qu'un plaisir calme. Vous ne voulez rien de particulier,
rien de nouveau. Vous lui demandez de faire, avec routine, ce qu'il
sait faire - voler et conduire l'avion. Vous espérez qu'il ne va pas
rêvasser. Vous espérez qu'il ne va pas se laisser dériver dans un
flot de pensées intéressantes. Vous voulez que ce vol soit
ordinaire, pas extraordinaire. Et de la même façon, avec le
chirurgien, et l'ambulancier, et le capitaine de bateau. Qu'on les
laisse tous travailler, aussi ordinairement qu'ils le font, avec la
familiarité confiante que le travail requiert, et rien de plus.
Cette familiarité est la sureté du monde. Leur ordinarité fait que
le monde tourne.
Moi aussi, je
vis dans ce monde ordinaire. Je suis néee dedans. En fait, la
plupart de mon éducation a consisté à me faire me sentir bien,
confortable en lui. Pourquoi cette entreprise a échoué, c'est une
autre histoire. Ces genres d'échecs arrivent, et alors, comme toutes
les choses, ils se retournent au profit du monde, parce que le monde
a besoin de rêveurs comme il a besoin de cordonniers. (pas que ce
soit si simple, en fait, puisque quel cordonnier de ne se tape pas
occasionnellement sur le pouce quand ses pensées ont, comme nous le
dirions, "dérivé"? Et quand le corps ce vieil animal
aboie pour avoir de l'attention, quel rêvasseur ne doit pas
descendre de temps à autre de son rêve et se dépêcher d'aller au
marché avant la fermeture, car sinon il continuera à avoir faim?)
Et ceci est
vrai également. Dans le travail créatif - le travail créatif de
toutes sortes - ceux qui sont les artistes travailleurs du monde
n'essayent pas d'aider le monde à tourner, mais à aller de l'avant.
Ce qui est quelque chose d'en soi très différent de l'ordinaire. Un
tel travail ne refuse pas l'ordinaire. C'est, simplement, quelque
chose d'autre. Son labeur requiert une perspective différente - un
ordre des priorités différent.
Certainement
il y a à l'intérieur de chacun d'entre-nous un soi-même qui n'est
ni un enfant, ni un serviteur de l'horloge. c'est un troisième
soi-même, occasionnel en certains d'entre nous, tyrannique en
d'autres. Ce soi-même n'a pas d'amour pour l'ordinaire, il n'a pas
d'amour pour le temps. Il a faim d'éternité.
Travail
intellectuel quelquefois, travail spirituel certainement, travail
artistique toujours - ce sont les forces à sa portée, des forces
qui doivent voyager au delà du royaume des hours et de la contrainte
des habitudes. Le travail actuel ne peut pas non plus bien être
séparé de la vie entière. Comme les chevaliers du moyen-âge, il
n'y a pas grand chose que la personne incline à l'art peut faire, à
part se préparer, corps et âmes, pour le labeur - parce que ses
aventures sont toutes inconnues. En vérité, le travail lui-même
est une aventure. Et aucun artiste ne pourrait continuer à
travailler, ou ne le voudrait, sans une extraordinaire énergie, et
une extraordinaire concentration.. C'est d'extraordinaire que l'art
est fait.
Il n'est pas
non plus possible de contrôler, ou réguler, la machinerie de la
créativité. On doit travailler avec les puissances créatives, et
travailler avec ce n'est pas travailler contre, en art comme en vie
spirituelle il n'y a pas d'endroit neutre. Spécialement au début,
il y a un besoin de discipline comme de solitude et de concentration.
Un emploi du temps d'écriture est une bonne suggestion à faire aux
jeunes écrivains, par exemple.Egalement, c'est déjà assez leur
dire. Si on leur disait si tôt la vérité entière, qu'on doit être
prêt à toutes heures, toujours, que les idées dans leurs formes
chatoyantes , malgré toute leur discipline consciencieuse, viendront
quand elles voudront, et sur la révolte rapide de leurs ailes, en
désordres, sans répit, aussi indomptables, quelquefois, que la
passion.
Personne
encore n'a fait une liste des endroits où l'extraordinaire peut
arriver et où il ne le peut pas. Tout de même, il y a des
indications. Parmi les foules, dans les salons, parmi les aises et
les conforts et les plaisirs, il est rarement vu. Il aime le dehors.
Il aime l'esprit concentré. Il aime la solitude. Il a plus de chance
de se coller au risque tout qu'à l'acheteur de tickets. Ce n'est pas
qu'il dénigre les conforts, ou les routines établies du monde,
c'est que ce ses intérêts sont dirigés vers d'autres endroits. Ses
intérêts sont au bord, dans faire une forme de ce qui n'a pas de
forme, qui est au delà du bord.
Et celà on ne
peut le questionner - le travail créatif requiert une loyauté
aussi complète que la loyauté de l'eau à la gravité. Une personne
qui s'avance dans la jungle de la création et qui ne sait pas ça,
qui n'avale pas ça - est perdue. Celui qui n'est pas assoiffé de
cet endroit sans toiture d'éternité, devrait rester à la maison.
Une telle personne est parfaitement valable, et utile, et même
belle, mais ce n'est pas un artiste. Une telle personne ferait mieux
de vivre avec des ambitions temporelles, des travaux finis, faites
pour l'éclat d'un moment seulement. Une telle personne ferait mieux
d'aller faire décoller un avion.
Il y a cette
notion que les personnes créatives sont distraites, imprudentes, se
fichent des obligations sociales et des usages sociaux. C'est, je
l'espère, vrai. Parce qu'il sont complètement dans un autre monde.
C'est un monde dans lequel le troisième soi-même gouverne. La
pureté de l'art n'est pas non plus l'innocence de l'enfance, si une
telle chose existe. La vie de quelqu'un en tant qu'enfant, avec
toutes ses rages et ses degrés émotionnels, n'est rien que de
l'herbe pour le cheval ailé - celà doit être bien mâché par ses
dents sauvages. Il y a des différences irréconciliables entre
reconnaitre et examiner les fabulations de son passé et les déguiser
comme si elles étaient des silhouettes adultes, dignes de l'art, ce
qu'elles ne seront jamais. L'artiste au travail, en concentration,
est un adulte qui refuse ses propres interruptions, qui reste absorbé
et plein d'energie dans et par le travail - qui est ainsi responsable
du travail.
Pendant
n'importe quel matin ou après midi, les sérieuses interruptions du
travail, par conséquent, ne sont jamais les inopportunes, joyeuses,
même aimantes interruptions qui viennent à nous depuis quelqu'un
d'autre. Les sérieuses interruptions viennent de l'oeil vigilant que
nous jettons sur nous-mêmes. Il est là le souffle qui dégomme la
flèche de sa cible ! Il est là le frein que nous jettons sur nos
propres intentions. Là est l'interruption dont nous devons avoir
peur !
Il est six
heures du matin, et je travaille. Je suis distraite, imprudente, je
me fiche des obligations sociales, etc. C'est comme celà doit être.
Le pneu est crevé, les dents tombent, il y aura un cent repas sans
moutarde. Le poème est écrit. Je me suis battue avec l'ange et je
suis tâchée de lumière et je n'ai pas honte. Ni de culpabilité.
Ma responsabilité n'est pas dans l'ordinaire, ou le temporel. Elle
n'inclut pas la moutarde, ou les dents. Elle ne s'étend pas au
bouton perdu, ou aux haricots dans la marmite. Ma loyauté est dans
la vision intérieure, quelque soit le moment et l'endroit où elle
arrive. Si j'ai un rendez-vous avec vous à trois heures, réjouis
toi si je suis en retard. Réjouis toi encore plus si je ne viens pas
du tout.
Il
n'y a pas d'autre façon de faire du travail artistique. Et le succès
occasionnel, pour le travailleur acharné, vaut tout. Les gens les
plus farcis de regrets sur la terre sont ceux qui ont senti l'appel
du travail créatif, qui ont senti leur propre puissance créative
s'agiter et s'élever, et ne lui ont donné ni pouvoir ni temps.
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